Robert Wilmers, propriétaire des châteaux Haut-Bailly et Le Pape (pessac-léognan), est mort le 16 décembre à l’âge de 83 ans. Amoureux de la France, il avait relevé avec passion ces deux propriétés qu’il avait confiées à Véronique Sanders. Les hommages de Béatrice Brasseur et Michel Bettane
« Haut-Bailly existe depuis près de 400 ans (sous ce nom, mais le vignoble est encore plus ancien) et je n’en suis qu’un gérant dans l’Histoire. Le vin vient de la terre, il sera toujours là. M&T, la banque que je dirige, a 160 ans ; je n’éprouve pas le même sentiment ». Ce qui sonnait comme une déclaration un peu solennelle lorsque nous l’avons rencontré en mars dernier à Haut-Bailly, était en réalité une confidence livrée à mi-voix, camouflée entre deux propos plus anodins… attrape-la si tu peux. L’homme était discret, voire elliptique. Aussi policé que pugnace. Observateur. Et très drôle. Lorsque vous lui demandiez pourquoi il avait acheté un vignoble, il vous expliquait plutôt pourquoi il n’a pas acheté une équipe de baseball. « C’est 50 à 100 fois plus cher, les actifs se dévaluent avec le temps – un banquier n’aime pas ça, et je ne suis pas fan de ce sport. Je n’avais donc pas d’autre option que d’acheter un vignoble et ce, nulle part ailleurs qu’à Bordeaux. En sachant bien que pour gagner une petite fortune dans le vin, il faut s’y lancer avec une grande ».
« Bordeaux, toujours Bordeaux », Bob Wilmers avait fait sienne cette devise depuis qu’il avait découvert la ville et les vignobles, en 1969. Il était alors trésorier de la ville de New-York et c’était un jeune M. Ginestet qui lui avait fait faire le tour du propriétaire (ses parents possédaient le Château Margaux). L’Américain fut impressionné par les quatre verres derrière son assiette et, plus encore, par le magnum du millésime 1953 qu’on lui servit. Vingt-cinq ans plus tard, un ami français le prit au mot lorsque Bob évoqua l’idée d’acheter un vignoble. Finalement, en 1998, après avoir visité quelques propriétés dont Nénin à Pomerol, c’est Haut-Bailly, grand cru classé de pessac-léognan, qui le séduisit. Le vin, les trente hectares sertis sur cette croupe de graves magnifique, ces parcelles de civilisation, même le château abandonné sans eau courante ni électricité. Et Jean Sanders – « qui avait tant le sens du vin, un homme merveilleux ». Sa petite-fille Véronique Sanders gère aujourd’hui la propriété. « J’ai passé 19 années formidables, ça n’aurait pas pu être mieux. J’ai appris le métier, un peu. Très différent du mien. C’est un autre monde, un autre pays, une autre vie », résumait M. Wilmers. De l’autre côté de l’Atlantique, on connaît mal le propriétaire de Haut-Bailly, on reconnaît le patron de M&T comme l’un des banquiers les plus respectés du pays. En 35 ans, il avait transformé un établissement régional en un groupe aux 123 milliards de dollars d’actifs, tout en assurant les services d’une banque traditionnelle de proximité. Wilmers ne craignait pas de fustiger dans le Wall Street Journal l’avidité folle des voyous de sa profession, qui la ternissent alors que lui la considérait comme « la plus honorable de toutes ».
La finance, les marchés, le monde instable, c’était son quotidien de banquier. Plus imprévisible encore, la météo qui sublime ou ruine une récolte. « En 2013, année difficile, même en ayant obtenu l’une des dix meilleures notes de Robert Parker, Haut-Bailly a perdu de l’argent. La seule fois en 19 ans », se souvenait-il. Il faut croire que Bob Wilmers aimait le risque (à 83 ans, il roulait encore à vélo sans casque dans Manhattan) puisqu’il avait aussi acheté un quotidien d’informations, The Berkshire Eagle, là où il avait sa maison de campagne dont il espérait faire « Le meilleur journal local des États-Unis. Je l’ai acheté parce que… je ne sais pas ce que je fais… comme pour le vignoble… (sourire de gamin facétieux) … mais j’apprends », plaisantait-il.
Outre sa curiosité dévorante, il fallait y voir son souci de la communauté. Bob Wilmers était un philanthrope, à titre professionnel et privé, des deux côtés de l’Atlantique : à Buffalo, « la 4e ville la plus pauvre des États-Unis », il avait financé une école, sauvé la philharmonie, fait économiser des millions à la municipalité, en toute discrétion. À Bordeaux, Haut-Bailly était mécène de la Cité du Vin, du CAPC, du Musée des arts décoratifs et du design et Bob Wilmers lui-même était chairman des American Friends of La Cité du Vin. En septembre dernier, il avait été élevé au grade d’Officier dans l’ordre de la Légion d’Honneur, une distinction remise à Haut-Bailly par le maire de Bordeaux, Alain Juppé.
L’ambition de Bob Wilmers était de produire « le meilleur vin possible. On a changé tout ce qu’il fallait pour que cela advienne. Je crois qu’on a réussi mieux que beaucoup d’autres. En tout cas, le marché semble le penser », nous confiait-il. À Haut-Bailly, s’était ajouté château Le Pape, petit bijou XVIIIe posé à une vrille de là, dont la chartreuse a été restaurée et décorée par Madame Wilmers, qui est française. Amoureux de la France, Bob Wilmers aimait rappeler cette anecdote. Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères et hôte du dîner de clôture de l’Assemblée générale des Nations Unies en 2001, avait souligné ceci : « Aujourd’hui, certains voudraient que des mondes s’opposent. Nous qui sommes attachés à la tradition, qui connaissons la vraie langue du terroir, avons conscience que la langue du bon vin ne connaît pas de frontières. » Pour ce dîner, il avait choisi haut-bailly 1997 et précisé que la propriété appartenait à un citoyen américain.
Béatrice Brasseur
Je viens d’apprendre avec tristesse le décès, à New-York, à l’âge de 83 ans, de Robert G. Wilmers, propriétaire de château Haut-Bailly à Léognan. Pour avoir eu la chance et l’honneur de le connaître, je mesure la peine de sa famille, de ses amis et de tous ceux qui travaillent dans son remarquable cru. Wilmers était tout le contraire de ce qu’on imagine être un grand banquier américain. Élégant, subtil, cultivé, doté d’un sens de l’humour d’une rare finesse, il parlait toujours lentement et d’une voix discrète mais avec une autorité évidente et un à-propos difficile à prendre en défaut. Il avait une haute conception de son métier et avait à de nombreuses reprises dénoncé les dérives spéculatives qui ont fait tant de mal à l’équilibre financier de la planète, ce qui lui valait l’estime de tous les observateurs du monde de la finance. Il aimait notre langue, ayant grandi en Belgique et épousé une Française, Élisabeth, avec un respect particulier pour notre patrimoine artistique et viti-vinicole. Il venait régulièrement à Haut-Bailly, ainsi que ses enfants, et encore une dernière fois ce printemps, où il avait mesuré la classe des derniers millésimes de son vin. Il sera longtemps regretté de tous.
Michel Bettane
Photo : Patrick Cronenberger