Un récent livre intitulé Entre les vignes, paru aux éditions Reverse, permet à quelques vignerons de livrer à l’auteur, Guillaume Laroche, leur état d’âme actuel. La plupart sont Bourguignons, connus ou moins connus, producteurs de vins un peu décalés ou plus traditionnels, tous certainement amoureux de leur métier et de leur produit, mais visiblement inquiets de l’évolution de notre société et de nos goûts, ainsi que des contraintes qu’ils supportent de moins en moins. La lecture de leurs propos, énoncés en toute liberté et habilement recueillis, est parfois terrifiante pour un esprit démocrate. Avant d’en montrer les contradictions et les dangers, il faut comprendre que dans le monde d’aujourd’hui, il devient de plus en plus difficile pour un vigneron idéaliste de produire le vin de ses rêves. Je passe sur les difficultés climatiques comme le gel ou la grêle, imparables, ou techniques comme celle de trouver une main d’œuvre qualifiée acceptant les contraintes de travail de la paysannerie. La pression administrative devient elle aussi de plus en plus insupportable, avec des contrôles incessants, parfois violents : descentes de police musclées pour vérifier les papiers des vendangeurs et la régularité de leur engagement, drones survolant le vignoble et comptant le nombre de vendangeurs par rang et même hélicoptères, à la musique particulièrement agressive pour le raisin. Vous croyez que c’est pour vérifier la sécurité de leur travail ? Vous vous trompez. L’État ne veut pas perdre la moindre occasion de prélever sa dîme sur le salaire et imagine ainsi interdire aux viticulteurs le moindre bénéfice camouflé sur une durée ridicule de deux à trois semaines. Vous avez accepté que vos neveux ou vos enfants, amoureux de la vigne, vendangent quelques rangs un matin ? Pris sur le fait, vous serez traité comme un criminel. Tout au long de l’année, on vient compter le nombre de grappes, la hauteur des fils de fer, l’écartement entre les rangs avec plus de rage que l’on ne verbalise les excès de vitesse sur l’autoroute. Vous remplissez tous vos dimanches des tonnes de documents qui ne seront souvent jamais lus par l’autorité, avec le sentiment d’être plus espionné que les citoyens d’Allemagne de l’Est sous la Stasi. C’est le prix à payer pour bénéficier d’autres avantages, ceux de la fragile, mais réelle prospérité et paix civile des nations européennes. Et les vignerons ne sont pas les seuls citoyens sous contrôle.
Cela étant posé, la lecture de certains des propos rapportés dans ce livre fait froid dans le dos. Penser qu’il faudrait avoir le droit de faire uniquement ce qu’on a envie (personne n’a à me dicter ou apprendre comment faire du vin) relève de la bêtise. Mettre un produit dans le commerce, ce qui est bien la destinée finale de leur travail puisqu’ils doivent en vivre, et s’indigner ou refuser que ce produit soit jugé, commenté, noté, hiérarchisé par la presse dans un espace public ou par le consommateur sur des blogs privés, et ne pas s’apercevoir de la contradiction, est totalement infantile. Voire dangereux, si l’on fait tout pour rendre ce regard critique difficile ou impossible. Mépris, orgueil assumé sans honte, incivisme pernicieux d’une démarche, tout aussi contradictoire, qui consiste à soupçonner les autres de tricher, et même d’attenter à la santé publique par des pratiques inavouables, et à exiger pour eux une information complète sur l’étiquette tout en refusant pour soi l’idée d’un contrôle par l’autorité publique. Certains passages de cet ouvrage obligent à rappeler que les appellations d’origine et leurs règles sont nées du désir de protéger les vignerons tout comme le public contre les fraudeurs. Utiliser un nom de village ou de lieu-dit, propriété de la nation, comme une marque commerciale, susceptible de générer un revenu n’est certes pas un crime. Mais comment assurer par une simple parole que le vigneron a vraiment mis dans la bouteille le vin du lieu-dit qu’elle mentionne ? Comment protéger le consommateur de vins considérés par leurs pairs comme indignes de leur appellation, mais défendus jusqu’à l’absurde par certains producteurs au nom de leur liberté d’action ? D’autant que des procédures de révision sont inscrites dans la loi. Une société policée donne certes des droits à tous, mais aussi des devoirs. Le vigneron ne dispose d’aucun privilège qui l’autoriserait à échapper à cette saine règle morale.
Article paru dans EN MAGNUM #06.