1928 dans le médoc, 2007 en californie, Michel bettane a joué la fourchette large pour nous donner son top 10 des grands cabernet-sauvignon. Il admet avoir oublié quelques vins.
Château Latour, pauillac 1961
Ce millésime est une légende à Latour ou ailleurs en Médoc, car une toute petite récolte due à un terrible gel tardif a concentré les raisins comme jamais depuis. Mais, pour l’avoir goûté plus souvent que je ne l’aurais voulu (pour conserver une mémoire de l’exceptionnel), je peux affirmer qu’il varie hélas trop de bouteille à bouteille et que ce n’est pas au château qu’il s’est montré le plus mémorable. Sans doute mis en bouteilles par petits lots de barrique, il m’est vraiment apparu incomparable en Médoc, dans un lot ayant appartenu à un ancien directeur du château, avec une intensité de constitution, une noblesse et une pureté aromatique qui défient tout commentaire. Il y a, en plus des arômes truffés, cassissés et épicés classiques des très grands vieux cabernets, une sorte de minéralité ferreuse (je n’ai pas d’autres mots pour la qualifier) qui lui donne une tension comme aucune autre dans ma mémoire de dégustateur. Il semble bâti pour l’éternité.
Château Léoville Las Cases, saint-julien 1982
Le millésime, très abondant et moins sélectionné qu’il ne le serait aujourd’hui, n’est pas du type imposant par son corps ou son charnu de texture. C’est sa souplesse, son harmonie, son incroyable finesse pure qui lui donnent un côté irremplaçable. Elles rappellent que le cépage n’a pas besoin d’une forte extraction quand il est parfaitement mûr pour donner son maximum. Emile Peynaud, qui conseillait la propriété, m’a rappelé qu’il fallait décuver assez vite les premières cuves pour pouvoir vinifier le reste de l’importante vendange, le volume du cuvier étant moins important qu’aujourd’hui. Et Michel Delon, qui voyait son véritable premier grand millésime, a su très habilement autoriser un assemblage mariant admirablement vin de presse et vin de goutte. Nous avons ici des flaveurs de cèdre, d’épices douces, de tabac blond, mais aussi de cuir fin et de réglisse qui incarnent une certaine perfection du saint-julien. Dans d’autres millésimes, le cru flirtera avec le type pauillac avant de revenir plus régulièrement à la finesse native des raisins du Grand Enclos.
Château Margaux, margaux 1953
Il arrive que certaines bouteilles n’aient plus la pureté aromatique qui caractérise ce millésime de légende du château. J’ai eu la chance de le déguster à son meilleur et de ne pouvoir que confirmer tout ce qu’on a dit sur le légendaire parfum de rose ancienne du cru (qui, d’une certaine façon, le rattache aux plus grands pinots noirs de côte de Nuits) et surtout l’incroyable fraîcheur aromatique qui, succédant au bouquet noblement complexe, fait revenir en bouche des nuances mentholées venus du tréfonds du tannin. Autre sujet d’admiration et d’éducation, la faible teneur en alcool (non indiquée mais sans doute égale ou inférieure à 12°) qui ne donne aucun sentiment de légèreté mais équilibre à merveille une acidité sans doute un peu supérieure à celle que nous connaissons aujourd’hui. Enfin, rappelons que ce vin s’est vite ouvert et qu’il faisait bien avant d’atteindre ses dix ans l’admiration de tous les courtiers de Bordeaux. Et aucun ne liait à l’époque ouverture précoce et vieillissement précoce.
Château Mouton-Rothschild, pauillac 1949
Il est de notoriété publique que la période 1945-1959 a été particulièrement faste à Mouton, avec des productions de volumes mesurés de vins d’une exceptionnelle volupté de texture dans le contexte des vinifications de l’époque. 1945 et 1947 sont devenus des légendes et ont fait un peu d’ombre au 1949. Pourtant ce 1949 était le millésime préféré de Philippe de Rothschild et des frères Blondin. J’ai eu la chance de le vérifier deux fois au cours de dégustations comparatives où figuraient, outre les 1945 et 1947, les 1928, 1929, 1934, 1937 et le sublime 1953. à chaque fois, le 1949 incarnait à son maximum d’intensité, de beauté aromatique et de charme de texture ce que ce cru a de plus original et qu’on pourrait qualifier de vin ayant le génie aromatique du cabernet-sauvignon et le velouté dans les sensations tactiles du plus grand merlot. Et je ne crois à aucun secret de vinification, comme de bonnes âmes me l’ont susurré, car dans les derniers millésimes ce cru retrouve la même combinaison magique que ce 1949.
Château Palmer, margaux 1928
Vous allez me dire : « cabernet-sauvignon, le palmer 1928 ? Et ses fameux merlots et petits verdots ? » Et bien, il semble qu’en 1928 il y en avait moins. On sait que c’est la famille Miailhe qui aimait les merlots et les a replantés en masse, sans doute progressivement après 1945. En 1928, on devait être plus proche de l’encépagement classique de Margaux avec au moins 70 % de cabernet. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que, même face au mythique 1961, le 1928 nous fait monter deux crans. D’abord en conservant une énergie et une tension que le 1961, plus crémeux, n’a plus. Mais aussi par une noblesse aromatique dans le registre cèdre et tabac qui pourrait le faire prendre pour un saint-julien. Il y a dans ce vin (dans les mises de la maison Nicolas) et, particulièrement, dans la bouteille ouverte au château par Thomas Duroux, provenant d’un achat d’une cave du nord de l’Angleterre, une majesté vraiment inouïe qu’on aimerait que d’autres amateurs aient pu éprouver avant de pontifier, parfois, sur le manque de “terroir” des vins de Bordeaux.
Diamond Creek Vineyards, Napa Valley, Volcanic Hill 1978
Peu de grands vinificateurs californiens ont été aussi victimes du manque de culture et de vision de la critique américaine qu’Al Brounstein, l’un des rares êtres humains à pouvoir se vanter d’avoir découvert et mis en valeur un terroir de cabernet-sauvignon digne des plus grands crus médocains. Sur un des flancs les plus accidentés des Diamond Mountains, au nord de Calistoga, il a accompli un rare sans-faute en plantant le meilleur matériel végétal possible (des plants médocains importés rocambolesquement, en toute illégalité, au risque de subir la prison), sur le meilleur porte greffe (Saint-Georges, insensible aux morsures du phylloxera). Il a su rapidement comprendre et faire s’exprimer quatre terroirs très proches et pourtant si différents par le sol et le micro climat, Volcanic Hill, le plus pentu, Gravelly Meadow, le plus lisse, Red Rock Terrace, le plus chaud, et Lake, minuscule, tardif, mais génial quand le raisin mûrit. Leur caractère, leur race, leur étonnante longévité ont fait, outre mon affection pour l’homme, mon admiration pendant vingt ans. Depuis sa disparition, sa veuve Boots a maintenu intact le flambeau et je pense aux merveilleux moments passés en leur compagnie en me souvenant de cet extraordinaire 1978, au somptueux bouquet de cèdre et de tabac, digne du plus grand pauillac avec la rudesse civilisée qui a marqué les latours d’avant 1945 et que ne connaissent plus nos vins trop policés.
Heitz Cellar, Napa Valley, Martha’s Vineyard 1974
Pendant toute la décennie 1970, ce vin qui porte le nom de la propriétaire de la vigne, Martha May, fut considéré comme le plus remarquable cabernet de Californie. Un terroir de piémont des plus classiques d’Oakville, une viticulture impeccable, mais plus encore le côté visionnaire du vinificateur, Jo Heitz, ont donné naissance pendant plus de dix millésimes à un sublime concentré d’odeurs et de flaveurs californiennes, dont le mythique goût de menthe et d’eucalyptus qui le faisait reconnaître entre tous. Le 1974 associait le corps le plus harmonieux à cette signature gustative, avec une longueur qui laissait loin derrière les maigres vins que le cœur du Médoc produisait dans les mêmes millésimes, victime d’excès de production, de confiance en soi et d’indulgence ignorante du public et des professionnels. On connait d’ailleurs la conséquence, le fameux jugement de Paris de 1976 et nos meilleurs bordeaux écrasés par quelques nouveaux venus d’une contrée de sauvages. J’ai eu la chance de déguster trois fois ce 1974 à la fin des années 1980, dont une en compagnie de Jo, et depuis, quelle que soit l’évolution du climat, des modes et des exigences du marché, je sais grâce à lui qu’il y a de très grands terroirs en Californie.
Leonetti Cellars, Cabernet-Sauvignon 1998 et 2007
Certains des plus grands terroirs du monde en matière de cabernet et des plus méconnus par l’Europe se trouvent au nord de la Californie, dans l’état de Washington et dans les vallées de la Columbia et de Walla Walla. Au cœur de Walla Walla, Gary et Nancy Figgins avaient créé une petite winery modèle dont les vins et, en particulier, le 1998 (où avaient été assemblés des raisins de la Columbia Valley), m’avaient ébloui par leur précision, leur complexité et une authenticité qui commençaient à disparaître de la Californie à cause de goûts sucrailleux et cuits formatés par le Wine Spectator. J’ai retrouvé dans le 2007, cette fois-ci intégralement produit à partir des vignes de Walla Walla par leurs enfants Amy et Chris, la même beauté et pureté de style, avec une densité, un relief, une persistance aromatique que l’on ne peut soupçonner si on ne les a pas dégustés. Il y a ici un sens du génie du cabernet fondé sur sa capacité à prendre sa tension dans le sol, mais son énergie et ses parfums complexes, mais non fruités, dans la lumière du jour et, paradoxalement, dans la fraîcheur du repos nocturne. Du grand vin d’artisan, artiste et sincère, comme chez Diamond Creek.
Château Souverain, Napa Valley, Howell Mountains 1964
Lors de ma première visite en Californie, en 1982, le vin le plus spectaculaire que j’ai eu la chance de déguster, et qu’en aucune façon je n’aurais pu ni su distinguer d’un grand bordeaux, fut le millésime 1964 de Château Souverain, avec un corps et un parfum qui me rappelaient étrangement les plus grands graves et en particulier domaine-de-chevalier 1928. La propriété n’existait déjà plus sous la même forme, mais j’avais appris qu’en 1958 le créateur visionnaire de cette winery, Lee Stewart, avait engagé Mike Grgich, un émigré croate devenu ensuite sorcier de plusieurs vins légendaires californiens, comme Montelena, vainqueur du Jugement de Paris, ou les chardonnays de la winery portant son nom. Mais, si ma mémoire ne me trompe pas, en 1964, c’est une autre légende du vin californien, Warren Winiarsky, émigré polonais cette fois, docteur en philosophie politique, mais lui préférant la nature californienne, qui a cultivé le sol des quatre vignobles de cet assemblage, taillé la vigne et largement contribué à vinifier le raisin. Quand on sait ce qu’il accomplira huit ans plus tard à Stags’Leap, en créant la mythique cuvée Cask 23, on se doute a posteriori qu’il avait déjà le don du vin hautement civilisé et harmonieux, dont la Californie actuelle a un peu perdu la notion.
Tenuta San Guido, Sassicaia Bolgheri 1985
Malgré de forts bons vins, je n’ai jamais trouvé en Afrique du Sud ou en Australie des produits aussi accomplis que les quelques vins californiens déjà cités et la petite dizaine d’autres qui mériteraient de l’être, notamment des Monte Bello légendaires de Paul Draper. Seuls quelques millésimes de Sassicaia (il y a aussi, inexplicablement, des années creuses et sans intérêt particulier) m’ont donné le même type de frisson. On connait le pari fou et visionnaire de Mario Incisa Della Rochetta, cousin des Antinori, de faire appel à un cépage étranger, mais dont il admirait la qualité, pour mettre en valeur un étonnant terroir de Piémont dont il possédait, et de loin, les sols les plus propices à une grande viticulture. L’influence maritime n’y était pas pour rien, qui permet le type de lente maturation finale qui convient mieux au cabernet qu’au san giovese. Depuis sa naissance, le 1985 m’a toujours bluffé avec ses notes délicatement fumées qui évoquent évidemment Haut-Brion, mais avec un corps moins charnu, plus droit, avec plus d’assiette immédiate pour reprendre un terme que le marquis, grand connaisseur et éleveur de chevaux ne renierait pas. Ce type de vin a créé la légende, pourvu qu’elle dure.