Depuis de très nombreuses années, Thierry Desseauve et moi-même, assistés de quelques-uns de nos experts les plus expérimentés, allons déguster à Bordeaux, fin mars – début avril, le millésime de l’année précédente pour vous informer de son caractère et de sa qualité. C’est la Semaine des primeurs.
Comme des centaines de châteaux seront mis en vente pour les professionnels et les amateurs dans les quelques semaines qui suivent ces dégustations, nous avons aussi le devoir de rendre compte de la façon la plus indépendante et compétente possible de la qualité de chacun d’entre eux. Voici comment jusqu’ici nous avons procédé. Nous participons au maximum de dégustations collectives ouvertes aux professionnels et aux journalistes, certaines (et j’ai beaucoup bataillé pour pouvoir l’obtenir) en demi-aveugle, d’autres bouteilles découvertes. Ces réunions de dégustateurs sont organisées par les syndicats viticoles, les associations de producteurs et le négoce. Nous nous rendons aussi dans les propriétés qui, par leur statut ou leur ambition, ne présentent leurs vins que chez elles même si nous regrettons ce manque de sportivité. Le public nous pardonnerait difficilement de les boycotter puisque souvent ce sont les vins les plus prestigieux et recherchés de Bordeaux. Nous nous déplaçons aussi pour déguster les vins une seconde fois, parfois même une troisième et une quatrième, quand une première dégustation ne nous a pas semblé donner une idée équitable de l’un ou l’autre des crus.
Nous n’avons jamais caché que nous n’aimons pas le principe de mise en vente aux particuliers d’un vin en primeur qui ne sera complètement lui-même qu’après sa mise en bouteille, généralement 12 à 15 mois après ces dégustations. Le vin continuera évidemment à évoluer en barrique, l’homogénéisation de tous les lots doit aussi, en principe, affirmer davantage son caractère et tout producteur consciencieux mettra son cœur et son savoir-faire à proposer au public une bouteille définitive conforme aux espérances données par son échantillon primeur. Le tricheur ou le cynique aura également tout loisir de « rallonger la sauce » si le marché est demandeur, une fois que la bonne note donnée par les experts à un échantillon très bien travaillé lui a permis d’obtenir le prix de vente élevé qu’il souhaite. Il prendra bien entendu le risque de voir épingler son manque de respect pour l’amateur. Rappelons qu’un bon professionnel n’a pas de mal à s’en apercevoir.
Cela dit, présenter un échantillon représentatif aussi vite après la vendange est un véritable casse-tête pour tout producteur sérieux. Et pour tout expert sérieux, projeter à partir de cet échantillon un jugement sur ce que sera le vin après mise et imaginer son comportement tout au long de son vieillissement est un exercice aussi délicat qu’inconfortable. Quant à lui donner une note chiffrée ayant du sens par elle-même et encore plus par rapport à toutes les autres notes données à des vins de caractère et de qualité comparables, très peu d’experts ont la formation, l’expérience et la liberté de pensée nécessaire à une mission proche de l’impossible.
Du côté de la production, en simplifiant, il existe deux logiques d’assemblage pour le vin présenté en primeur. Rappelons-le, un vin de Bordeaux est un vin d’assemblage.
– Assemblage des différentes parcelles du vignoble de la propriété, dont on connait de mieux en mieux les micro-différences de sol, d’exposition, de comportement de la vigne avec, à la clé, l’obligation de les respecter davantage par des vinifications séparées et donc de compliquer encore les dégustations qui président à l’assemblage.
– Assemblage de plusieurs cépages, vendangés à des moments différents et ayant leur propre vitesse d’évolution en barrique et une compatibilité immédiate ou retardée à se marier ensemble.
– Assemblage du vin de goutte et du vin de presse (nom donnée au vin issu de la pressée du marc de raisin après la fin de la vinification), dont les caractères tactiles et gustatifs sont si différents et, pourtant, dans de nombreux cas idéalement complémentaires.
– Assemblage enfin entre les différents lots de barriques, selon l’âge du bois, la chauffe, le travail du tonnelier. En dehors de tous ces niveaux d’assemblage, le producteur doit aussi trancher entre les lots dignes de produire ce qu’il est convenu d’appeler un premier ou grand vin et ceux qui fourniront plusieurs autres, qu’on les nomme ou les conçoive comme des « autres » vins, des seconds vins, des troisièmes voir des quatrièmes, ces derniers le plus souvent vendus en vrac au négoce, sous une appellation communale ou régionale. Bien entendu le vin présenté en primeur est supposé être le meilleur ou le premier. Quelques châteaux font aussi déguster leur second quand sa qualité, sa notoriété et son prix le justifient, même si souvent ce vin n’est pas mis en vente aussi vite que le grand vin.
Devant la difficulté de tenir compte d’autant de paramètres certains préfèrent procéder à l’assemblage aussi vite que possible, de façon à permettre une homogénéisation aussi longue et régulière que possible. En janvier ou février, ils multiplient les dégustations destinées à la chose et, une fois leur décision prise, ils mettent leur assemblage en fût. Ils tireront du fût les échantillons présentés en mars et en avril. Cette façon de faire interdit naturellement des manipulations postérieures et ceux qui y ont recours ne manquent jamais de le faire savoir. D’autres considèrent qu’il est impossible d’avoir une vision définitive aussi rapidement de l’assemblage idéal et élèvent séparément en fût ou en cuve leurs différents lots. Mais comme il faut présenter quand même un assemblage en mars ils le font, forcément en petit volume, le mieux qu’ils peuvent, non sans laisser les esprits soupçonneux soupçonner qu’ils peuvent plus facilement que la première catégorie se permettre tout type de tripatouillage postérieur. Qu’ils se rassurent. Les mêmes esprits soupçonneux sont parfaitement capables d’imaginer que, dans le secret de leur mauvaise conscience et dans un recoin obscur de leur chai, les adeptes de l’assemblage précoce concoctent eux aussi des mini assemblages sur mesure censés plaire à qui vous savez.
Donc les échantillons sont préparés et prêts, forcément dans leur enfance et dans leur extrême réactivité au moindre changement de pression atmosphérique, de température, d’atmosphère du lieu de dégustation et évidemment sensibles au transport, à la forme des verres de dégustation et à la température de service. Et même dégustés sur le lieu de leur production, tirés le même jour, à la même heure, des mêmes barriques, ils peuvent varier d’une bouteille à l’autre, voire dans chaque bouteille du haut de la bouteille à son bas, comme j’en ai parfois fait l’expérience dans des propriétés célèbres et perfectionnistes qui, depuis, ont pris la décision de ne jamais faire déguster ce vin jeune et fragile hors de la propriété pour se donner la possibilité de changer immédiatement la bouteille d’échantillon si nécessaire. Sur ce, la horde des journalistes, des blogueurs, des cavistes et sommeliers venus du monde entier, sans oublier tous les petits malins qui arrivent à se faufiler parmi eux, arrive à Bordeaux et fait comme elle peut pour se faire une idée de ce qu’elle goûte, malgré toute la variabilité que je viens de décrire et que si peu ont la franchise et le respect du public de rappeler. Ce que ne peuvent pas nous reprocher ceux qui nous font la confiance de nous lire depuis de nombreuses années. J’ai souvent laissé entendre qu’à ce stade de l’évolution du vin, l’expert travaille un peu comme un archéologue, quand il s’efforce à partir d’un fragment de reconstituer un ensemble, ce qui explique la méthode exposée au tout début de ce texte. Jusqu’ici, nous avons toujours été aidés, particulièrement dans le domaine des dégustations demi-aveugles, impossibles à organiser nous-mêmes, par des associations de producteurs comme l’Union des Grands Crus, conscientes de l’intérêt moral de ce type de dégustation pour le producteur comme pour l’expert. Nous connaissons le millésime et l’appellation, ce qui forme un ensemble où la comparaison a du sens, et nous évitons tous les préjugés liés à la lecture de l’étiquette qui, de toute façon, devra être connue pour la publication de nos comptes-rendus. En nous concentrant avec encore plus d’exactitude sur ce qui est dans le verre, nous finissons par acquérir une plus grande liberté de jugement qui nous permettra par la suite de mieux comprendre les nombreux autres échantillons, y compris des mêmes vins, dégustés en d’autres lieux et d’autres conditions de service (température, forme du verre, volume de vin servi dans le verre, temps de dégustation, etc.). Pour des raisons de politique interne, masquées par un discours qui défend l’égalité des conditions de dégustation pour tous, l’Union a décidé cette année de ne plus autoriser ce type dégustation demi-aveugle, mettant toute notre équipe et moi-même dans le grand embarras d’avoir à renoncer à nos principes de déontologie, d’ailleurs largement partagés par beaucoup de nos plus éminents confrères en France comme à l’étranger.
Il faut avouer qu’il y avait le feu aux poudres.
Chaque année, quelques châteaux supplémentaires, membres de l’Union, se haussant du col, considéraient que refuser de présenter son vin en comparaison à l’aveugle avec d’autres était un signe de reconnaissance indiscutable d’un statut de marque incontournable. Les autres, voyant que les experts faisaient à leur corps défendant le déplacement à la propriété pour les déguster, avec l’augmentation de leur fatigue et donc la diminution de leur lucidité de jugement, déjà largement affectée par la présence du propriétaire, ne supportaient plus d’être les dindons de la farce. Haro donc sur les dégustations à l’aveugle. Fallait-il dans ce contexte boycotter la présentation du nouveau millésime, comme nous le suggèrent, parfois peu aimablement, quelques mauvais coucheurs donneurs de leçon ? Évidemment non. Le boycott, il faut le redire, est par principe un acte commercial même s’il est inspiré par une intention politique. On peut refuser de vendre ou d’acheter un vin en primeur. Mais comment demander à un journaliste de refuser d’informer le public sur sa qualité puisque c’est son métier et donc son devoir de fonction. Imagine-t-on un grand reporter accepter de boycotter la couverture d’un conflit sous le prétexte qu’il oppose deux adversaires jugés trop immoraux ?
Nous allons donc encore une fois venir à Bordeaux déguster le plus de 2015 possible. Je ne participerai pas aux dégustations de l’Union des Grands crus pour marquer mon profond désaccord avec les orientations prises cette année, mais l’équipe complète de Bettane + Desseauve dégustera partout ailleurs et avec les mêmes critères d’exigence et d’indépendance tout ce qui lui sera présenté. Et en indiquant clairement les conditions de chaque dégustation. Mais tout ceci n’aidera pas l’ensemble du petit monde bordelais à devenir plus sympathique aux yeux de la grande majorité du public, malgré l’excellence plus que probable des vins de ce nouveau millésime et sa qualité d’ensemble.