Quand l'aveugle voit clair et juste, la suite

Beaucoup de producteurs forts connus de crus aux prix hautement spéculatifs, mais qui acceptent les dégustations à la propriété, estiment que leur vin et leur mérite justifient à eux seuls le déplacement du critique. Ce déplacement leur donne un statut d’incontournabilité institutionnelle faisant de plus en plus d’envieux et d’imitateurs chez les autres. La véritable explication n’est pourtant pas le prestige. Il ne s’agit pas non plus d’une défiance vis-à-vis des capacités des critiques puisqu’ils font tout pour bien les recevoir chez eux (en tout cas les plus influents), mais le refus de prendre le risque qu’une dégustation comparative anonyme ne confirme pas leur rang et affaiblit leur position commerciale. Les producteurs de premier plan qui acceptent la confrontation devraient pourtant les faire revenir sur leur refus, car je n’en connais aucun qui jusqu’ici ait eu l’occasion de se plaindre des dégustations générales. Et la présence de leur vin me semble la plus intelligente politesse qu’ils puissent rendre aux producteurs qui partagent la même appellation et au public qui a fait d’eux ce qu’ils sont.
Les producteurs de crus moins réputés ont d’autres motivations, bien entendu. Celles qui sont à la mode se haussent du col et se donnent le confort d’être d’ordre esthétique, éthique ou philosophique. Les dégustations anonymes dites « à l’aveugle » porteraient bien leur nom, les dégustateurs étant aveuglés par l’anonymat des échantillons. On nous dit qu’il serait ridicule d’aller manger à l’aveugle dans un bon restaurant, de lire un livre dont nous ne connaîtrions pas l’auteur, de regarder à l’aveugle un tableau ou d’écouter à l’aveugle un morceau de musique. Qu’il serait même profondément injuste de juger un produit a posteriori, seule une construction a priori, avec la connaissance du cru, du producteur, de ses méthodes de travail, de son caractère, de ses engagements idéologiques, de son statut social permettrait de faire la part des choses et de rendre véridique et crédible tout jugement et toute note. Ils sont confortés dans ces idées par quelques idéologues qui en ont assez de la « dictature » des experts. Pour eux, tous les goûts sont dans la nature et tous également respectables. Pour eux, un citoyen bien formé est un citoyen sevré qui n’a besoin d’être conseillé par personne, ce qui ne l’empêche pas de rechercher avidement l’avis de tous et de ne pas se priver de le critiquer à son tour. On pourrait argumenter longtemps sur le fond de la question et sur les postures narcissiques qui se cachent derrière la défense du faible et du sans grade. Je me contenterai ici, parce que cela est essentiel, de rappeler qu’un bon juge ne connait que trop les différents visages de la Vérité et ses constantes métamorphoses. Aussi vise-t-il à l’équité qui, elle, est stable et assurée puisqu’elle repose sur la volonté de donner au plus grand nombre les mêmes chances par rapport à son jugement. En matière de jugement critique sur un vin, le savoir n’est que trop source de préjugés. Acheter une bouteille donne certes beaucoup de droits, y compris celui d’être injuste envers elle, par excès de louange ou de critique, selon la relation qu’on entretient avec son producteur et son prix. Le critique professionnel de type consumériste, majoritaire dans les pays influencés par les États-Unis, peut souhaiter rester au même niveau que le consommateur-acheteur en se donnant comme but d’évaluer avant tout le rapport qualité-prix. La critique que nous pratiquons et qui est partagée par d’autres confrères dans les pays traditionnellement producteurs s’y refuse. Elle se protège, contrairement aux idées reçues, par le fait qu’il n’y a pas eu au préalable d’acte commercial entre elle et l’échantillon. Dans notre idéal, le vin est dégusté en soi, mais évidemment pas indépendamment de son appellation et de son millésime. L’anonymat que nous recherchons dans les dégustations générales que nous organisons et qui n’est que temporaire renforce notre liberté, surtout quand nous avons à donner une note arithmétique au produit dégusté. Encore ne faut-il pas se tromper sur la valeur de cette note. Seul Dieu le père serait capable de noter absolument ses créatures. Notre vision humaine de la note absolue est plus modeste et n’a vraiment de sens que comme un indice clair de préférence dans le cadre d’une dégustation comparative. Les vins dégustés chez le producteur qui croit ainsi obtenir un jugement plus équitable ne peuvent se prévaloir de leur note de la même façon. L’indice de préférence ne concerne alors qu’un très petit ensemble, celui des vins de ce seul producteur. Les vins dégustés dans une grande dégustation comparative seront hiérarchisés de façon bien plus conforme à leur valeur propre et les notes plus crédibles auprès du public.

Certains producteurs enfin, le plus souvent de la famille des vignerons « rebelles », vont encore plus loin et considèrent que leur produit ne peut être dégusté que par des critiques ou des amateurs et clients potentiels déjà acquis à leur cause. Ils considèrent que leurs vins nés de pratiques culturales et œnologiques différentes, entendez évidemment bien plus honnêtes et conformes à leur idéal, choqueront au milieu des autres. Ils sont renforcés dans cette idée par les nombreux rejets des organismes indépendants de contrôle des appellations au cours des dégustations obligatoires de labellisation. Dois-je leur rappeler que leurs vins n’ont pas pour vocation de dormir dans leurs caves et qu’ils sont commercialisés comme les autres et donc sous le regard du public et des critiques ? Il n’y a aucune raison de leur accorder le privilège de l’indifférence. Mais qu’ils se consolent. Le manque de place dans les guides ou les revues, la difficulté d’accès à leurs produits ou la commisération que nous éprouvons pour eux, née du fossé qui existe entre la noblesse de leur idéal et la médiocrité de quelques-unes de leurs œuvres font que nous parlons moins d’eux que nous le devrions. Hélas, l’addition de tous ces particularismes et de toutes ces frilosités ne facilite guère notre tâche et chaque année rend nos marathons de dégustation, si utiles à des milliers d’amateurs qui nous font confiance et nous le font savoir, de plus en plus pénibles et compliqués. Au moment même où nos vins ont besoin de conserver leur place traditionnelle dans notre société, attaqués qu’ils sont de tous côtés par les lobbies anti alcooliques et les ayatollahs de la santé publique, cet état de choses est vraiment navrant.


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