Bordeaux collectionne les classements comme feu la Quatrième République les Présidents du Conseil. 88 châteaux ont été classés sur la seule rive gauche bordelaise en 1855 et constituent toujours une incontournable référence, 15 le sont depuis 1959 dans les Graves (16 avec le disparu Tour Haut Brion). A Saint-Emilion, le classement révisé théoriquement tous les dix ans débouche désormais sur une rituelle foire d’empoigne judiciaire. En 2012, quatre crus ont été intronisés « Premiers A », 14 « Premiers B » et pas moins de 66 classés. Si Pomerol se targue de n’avoir pas succombé au caprice du classement, il n’en demeure pas moins très agencé avec en haut de la pyramide l’immarcescible Pétrus. Car à côté de ces classements plus ou moins immobiles, il existe à Bordeaux une autre hiérarchie, plus discrète mais impitoyable : celle des crus vendus par le négoce local.
Cette infrastructure historique, longtemps collectivement surnommée « Chartrons » car autrefois installée dans le quartier portuaire des Chartrons, commercialise depuis trois siècles la fine fleur des vins de Bordeaux. Aujourd’hui entre 200 et 300 crus, pour la plupart classés, mais pas uniquement : des valeurs sûres médocaines comme le saint-estèphe Château Phélan-Ségur ou le moulis Château Poujaux, de très nombreux seconds vins qui ont acquis une vraie notoriété à l’ombre de leur grand frère, comme les Tourelles de Pichon Longueville ou le Clos du Marquis (Château Léoville Las Cases), des crus qui font l’actualité à Saint-Emilion, les stars de Pomerol et quelques rares pépites d’appellations moins fameuses. Cette aristocratie bordelaise bénéficie d’une organisation commerciale ultra rodée, capable d’installer leurs crus aux quatre coins de la planète, des rayons d’une foire aux vins en région parisienne jusqu’à la wine list d’un palace de Shanghai.
Pour le consommateur, ces vins que l’on peut qualifier de classiques et classés sont les plus faciles à trouver. Ils sont tous accessibles en vente primeurs, à un tarif qui ira certainement d’une quinzaine d’euros pour les moins chers à 100€ par bouteille pour les plus prestigieux. Même cette catégorie présente une réelle hétérogénéité qualitative –en particulier sur la rive droite- la très grande majorité de ces crus a beaucoup progressé depuis le début de ce siècle : on est rarement déçu en achetant l’un de ces vins. Est-il toujours plus avantageux de les acquérir en primeur, c’est-à-dire deux ans avant leur livraison ? L’histoire récente montre qu’il y a pour un nombre non négligeable de crus peu de différences entre le prix proposé en primeur et celui pratiqué par les distributeurs –notamment en foires aux vins- quelques années plus tard.