Décidément dans un pays fantasmé aussi pourri que le royaume du Danemark, bien entendu entretenu dans son immoralité par une presse tout aussi contaminée, il n’y a que les citoyens libres, quand ils assument avec fierté leur liberté d’expression sous un anonymat de combat, pour défendre les vraies valeurs de la République. Les Lumières ? Vous plaisantez. Le Savoir Libérateur n’est plus de mode. Au contraire point trop n’en faut, l’authenticité de l’approximation, voire de l’erreur et du dogme sont bien plus respectables. L’enquête devient même suspecte chez les journalistes, de même que l’information de première main pour les experts. Notre travail, chez Bettane et Desseauve, a récemment été qualifié de journalisme de promenade, formule désormais immortelle dont il était facile pour nous de nous moquer sans la même méchanceté, d’ailleurs. Mais voilà qu’on dénonce avec nostalgie dans les mêmes cercles la disparition du journalisme à l’ancienne (et on oublie toutes les suspicions passées). Les mêmes laissent entendre que les nouveaux journalistes « entrepreneurs » sont bien moins indépendants, prisonniers du conflit d’intérêt et d’annonceurs manipulateurs ou vaches à lait, au choix, à moins que les deux réunis ne soient la base du Grand Complot. Quelques esprits influençables peuvent évidemment mordre à la rhétorique de mots dont ils ne connaissent parfois pas la définition exacte, ce qui me conduit ici à rappeler quelques faits et les principes qui ont présidé au développement actuel de notre « petite entreprise ». Celle-ci, j’en profite pour rassurer nos détracteurs, ne connait pas la crise.
En 2004, quand Thierry Desseauve et moi-même quittons la Revue du vin de France, c’est avant tout parce que nous n’avons pas su convaincre nos nouveaux employeurs de la bonne stratégie pour affronter les années à venir et les changements technologiques et culturels qui n’étaient que trop prévisibles. Il n’était pas possible d’abord d’étendre au-delà de nos frontières une vision du vin fondée sur la nature de notre production nationale et ses valeurs techniques et artistiques sans la traduire en anglais ou plus tard en chinois. On nous a répondu alors que le résultat ne vaudrait pas l’effort. Nous étions convaincus ensuite que le développement de l’internet, sa capacité à informer en temps réel et avec une mobilité totale une jeune génération qui en avait apprivoisé le maniement, rendraient progressivement inutile et caduque la presse papier et spécialiseraient le livre comme un outil de référence ou de réflexion et moins comme une source immédiate d’information. Nous avons donc décidé de voler de nos propres et modestes ailes dans un environnement incertain et pas toujours amical. Le public nous a fait confiance et permis de réaliser notre projet, étape par étape, avec l’aide d’une jeune équipe ultra compétente, motivée et dévouée que je ne saurais assez remercier ici.
Pendant le même temps, nous voyions autour de nous les media classiques souffrir de la diminution de leurs recettes, raccourcir les espaces consacrés au vin, avec la bénédiction de l’État Providentiel et Protecteur, Grand Soutien du principe de Précaution et Abolitionniste-en-Chef de celui de Responsabilité. Et j’évoquerai rapidement les pressions de tout ordre des services commerciaux sur le contenu rédactionnel, particulièrement dans les magazines et journaux peu vendus dans le public et dont la survie provient de la libéralité des annonceurs. Devenir entrepreneur et patron de sa régie publicitaire avait au moins un avantage, discipliner et contrôler le travail des commerciaux, mais aussi savoir leur inspirer une morale fondée sur le respect du public et de la qualité de son information.
Il en est de même avec l’organisation de salons qui nous est souvent reprochée. Nous en avons développé le principe et perfectionné l’organisation parce que nous considérons que c’est la continuation même de notre activité d’information que de permettre au public de rencontrer le produit et le producteur que nous sélectionnons et, donc, le rendre libre de juger de la pertinence de notre sélection plutôt que de lui asséner du haut de notre autorité nos parfois mesquines préférences personnelles. Je trouve assez républicain et démocrate de lui permettre cette libération. Et je préfère nettement le mot de liberté à celui d’indépendance.
L’indépendance est certainement un concept sacré pour la presse, mais pas forcément dans le domaine que l’on croit. Elle n’a pas grand-chose à voir avec les pressions économiques dont on peut toujours se libérer par la démission. Elle commence et finit dans la sphère de l’éthique individuelle et certainement pas collective. L’indépendance véritable nait chez le journaliste d’une ascèse qui repose sur deux grandes bases. La première est le savoir, lui-même lié à une bonne formation et à la qualité de l’enquête qui lui donne par rapport aux faits un recul propice à la justesse de leur énoncé. Quels tristes exemples nous donne l’information continue et bâclée par la contrainte du temps réel, qui nous désinforme par l’excès, la répétition et la dramatisation née d’une langue de plus en plus mal maîtrisée. La seconde est peut être encore plus importante, c’est un travail sur soi où tous ne sont pas égaux, par lequel le journaliste doit savoir se libérer de son amour propre et de son paraître par rapport au public, de ses angoisses et de ses addictions (y compris idéologiques) ou de sa paresse native, pour se rendre plus disponible aux faits et rien qu’aux faits. En matière de vin, quand jugement il faut porter, les faits sont tout simplement ce qu’il y a dans le verre (et pas derrière l’étiquette ou le vigneron), en tenant compte des circonstances (heure, température, forme du verre, âge du vin, caractère du millésime, type de dégustation, catégorie de vins dégustés, etc.) et en les reliant dans son ordinateur interne à toute son expérience passée, où la valeur attend le nombre des années. L’acte de juger suppose une paix intérieure qui n’exclut d’ailleurs ni l’humour, ni la bonne humeur, les intelligences gaies étant toujours les meilleures. J’ai été accablé de voir quelques tristes Chevaliers du Pilon Ardent (titre d’une délicieuse comédie du théâtre élizabéthain), trouver indécentes nos petites vidéos où nous nous amusions à donner des cartons rouges ou verts et désacraliser ainsi notre expertise. Et les mêmes nous accusent de l’arrogance propre aux gourous auto proclamés. Mais dans ce pays, ce sont toujours les autres qui se noient dans leurs contradictions.