Le progrès d’hier a fait la tradition d’aujourd’hui. Soit et rien de plus juste, mais que sera la tradition de demain? Le progrès suppose la recherche et l’innovation, deux axes fondamentaux de développement autour desquels la viticulture française au XIX ème siècle est devenue la meilleure du monde, et les vins français les plus recherchés de la planète. J’adore lire tout ce que l’on a écrit sur cette époque dans les revues de sociétés agronomiques savantes et dans les livres contemporains. Chaque grand propriétaire avait sa collection de cépages et de clones, et faisait en permanence des expériences de conduite de la vigne et de vinification. Parmi les révolutions qui perdurent jusqu’à nous, nous avons la disparition de la vigne cultivée en foule, et l’apparition de celle cultivée en ligne sur fil de fer avec des tailles révolutionnaires comme le Cordon ou le Guyot. Le recours après le phylloxera au greffage sur plan américain, les perfectionnements de l’adaptation du cépage au climat et au sol! Tous ces progrès seraient impossibles dans le monde d’aujourd’hui où les vignerons sont ficelés par des cahiers des charges d’un conservatisme tatillon, qui servent de bréviaire à des contrôles souvent déshonorants pour les meilleurs de nos vignerons. La calamiteuse maladresse, hélas involontaire, du législateur, dès que fut fixé le principe d’une appellation contrôlée définie par décret, fut d’arrêter l’histoire. Au nom du concept ambigu d’usage loyal et constant (la loyauté est constance mais la constance en aucun cas loyauté mais répétitivité), nous voilà prisonniers d’une morale qui interdit les adaptations aux changements climatiques, à l’évolution des modes de consommation, et même pour les appellations nouvelles sans longue tradition historique, le simple progrès. Par un stupéfiant renversement idéologique dès les années 1990 on a accordé l’appellation contrôlée à des vignobles nouveaux, peu connus hors de leurs frontières naturelles, à condition qu’ils promettent de se plier à une meilleure discipline de travail et à son contrôle. Mais cette discipline les vignerons l’ont fixé eux-mêmes sur la base de ce qu’ils faisaient avant ! Outre l’étroitesse des règles des décrets, les aberrations idéologiques qui donnent aux cépages une « nationalité » ou une « régionalité » et font qualifier ceux qui utilisent des cépages venus d’ailleurs de « traîtres » à leur « patrie », deviennent un handicap de plus en plus insupportable en France et ailleurs. J’ai souvent dit à nos amis italiens ou grecs qui se font régulièrement insulter pour avoir planté par exemple des cépages bordelais de les appeler « cabernotto ou cabernottos, merlotto ou merlotos » et d’attendre patiemment deux générations pour que tous soient persuadés qu’ils sont en fait autochtones. En France si on ne veut pas en faire des vins de table ce n’est même pas envisageable, y compris dans les appellations qui ont emprunté grenache ou mourvèdre aux Espagnols ou Ugni blanc aux Italiens! Je fais ici un rêve pieux : pourrait-on accorder à chaque vigneron un espace de créativité, ne serait-ce que quelques centaines de mètres carrés, où il serait autorisé à faire toutes les expériences de son choix sans être menotté pour aller devant un tribunal?