Parmi les erreurs qu’il m’est arrivé de commettreje place au premier rang mon évaluation du millésime 1975 à Bordeaux. J’avais peut être quelques circonstances atténuantes, et surtout celle de débuter dans le métier, mais aujourd’hui les choses sont claires, dans leur ensemble les 1975 ont toujours manqué de charme, de précision et ils sèchent en bouteille. Parmi les circonstances atténuantes il faut rappeler que 1975 a suivi une grave crise commerciale née d’une spéculation idiote venue en grande partie des Etats-Unis sur le médiocre millésime 1972, avec augmentation irrationnelle des prix. La crise pétrolière de 1973 a entraîné de nombreuses annulations de commande et la révélation de quelques fraudes sur les origines, suivie du suicide d’un membre de la famille Cruse n’a pas arrangé les choses. 1973 abondant et dilué, 1974 encore plus diluée et sans aucun caractère ont renforcé la crise et quand 1975 est arrivé avec une vendange qui apparaissait saine et qualitative chacun a espéré que le marché rebondirait. Ayant commencé seulement en 1978 à visiter les vignes du bordelais je n’ai pas pu voir et manger les raisins, ce m’aurait épargné la naïveté de mes premiers commentaires sur le millésime vers 1980. Je me fiais alors à l’avis du grand œnologue Emile Peynaud qui, généralisant à partir de ses meilleurs clients, considérait le millésime comme excellent, avec un grand potentiel de vieillissement et surtout aucun excès dans les rendements comme en 1970. A cette époque le niveau de viticulture était loin d’être aussi accompli qu’aujourd’hui, beaucoup de sols étaient désherbés chimiquement et bien des pieds de vignes manquaient à l’appel, certaines parcelles surproduisant pour compenser la très faible production des autres. Il était rare qu’on cueille un cabernet sauvignon à plus de 10°,5 et des merlots à plus de 11°, ce qui donnait lieu à des abus de chaptalisation. Si les raisins n’étaient pas encore martyrisés par des vendanges mécaniques ils étaient pour le moins secoués par les réceptions de vendanges dans des conquets profonds à vis sans fin qui foulaient, disons, énergiquement la vendange. Une vendange rarement triée sur table et égrappée sans trop de respect de son intégrité.
Il est plus que probable qu’avec le matériel actuel on aurait attendu plus longtemps avant de vendanger et on aurait éliminé les 15 à 20% des raisins affectés par la grêle (comme dans le centre du Médoc), et verts. Mais surtout, mais je ne l’ai appris que bien plus tard, la forte teneur en tannin du millésime aurait exigé un élevage plus long de six mois ou d’un an en barrique. Or la place manquait et on commençait à conseiller des mises précoces pour « préserver le fruit », une baliverne qui a encore la faveur d’un nombre non négligeable de vignerons. Les premières dégustations montraient un vin très ferme, sérieux, austère, mais nous avions été élevés dans l’idée que ces qualités étaient la signature classique d’un bon vin de Bordeaux ! Il y avait parfois des goûts de carton, de vieille pierre, de renfermé qu’on mettait au compte des vieilles barriques. Nous savons depuis (bien après la naissance de millésime) qu’il s’agissait des débuts des ravages de la molécule TCA et du caractère ordinaire des déviations produites par les terribles levures brettanomyces. Néanmoins quelques vins se dégustaient spectaculairement bien, comme Haut-Brion (mais pas Mission abîmé par un excès d’acidité volatile), Latour, Giscours, Léoville-Las-Cases, Domaine de Chevalier, et surtout les Pomerol de l’écurie Moueix (Lafleur en tête) et les Saint-Emilion voisins comme Cheval Blanc ou Figeac. J’ai cru piteusement que les autres devaient être proportionnellement aussi réussis, j’ai eu tort. Aujourd’hui les vins précités sont encore (sauf si le bouchon trahit) vigoureux et élégants, avec l’austérité liée à leur modération en sucre naturel de départ, mais exigent un long carafage. Beaucoup d’autres sont secs et parfois, avouons-le, tarés. Je garde quand même le meilleur pour la fin, les quelques beaux sauternes, qui Yquem en tête (Climens hélas largement en dessous de l’attente) sont aujourd’hui à leur sommet, avec sans doute plus d’acidité volatile perceptible qu’aujourd’hui, et parfois des réductions soufrées moins élégantes, mais pour Rieussec, Fargues, Suduiraut, Raymond Lafon, et surtout Gilette d’un fruité exaltant et d’une longueur remarquable.