Avec trente millions de bouteilles, le tiers de la production du Médoc, les deux cent cinquante-six châteaux de l’Alliance des crus bourgeois revendiquent une offre qualitative et abordable. Encore en quête de reconnaissance, mais bienvenue dans un contexte de crise.
Jean-Michel Marle, qui dirige Château Belle-Vue, « le plus margaux des haut-médoc, 13 % d’alcool, 87 % de passion », a le sens de la formule. « Avec les crus bourgeois, on a la sensation de rouler en Ferrari pour le prix d’une Twingo. Le cahier des charges du label nous rapproche de l’exigence des grands crus classés, mais nous ne commettons pas de péché d’orgueil, nous ne sommes pas dans le luxe, nous visons la partie premium du marché avec des quantités suffisantes et des prix accessibles. Un vin à 20euros n’est pas forcément cinq fois moins bon qu’un vin à 100 euros. Belle-Vue (entre 17 et 22 euros selon les millésimes) est à la fois distribué par la place de Bordeaux et disponible chez Auchan, notamment pendant la Foire aux vins. » Une aubaine pour les amateurs et une période-clé pour Frédéric de Luze, président de l’Alliance des crus bourgeois du Médoc. « Le contexte économique nous sert. Les vins chers se vendent moins, les distributeurs cherchent des vins attractifs qui présentent des volumes importants. Les consommateurs, eux, sont en quête de bons rapports qualité-prix et veulent être sûrs de ce qu’ils achètent. C’est ce qu’ils trouvent avec la famille des crus bourgeois. Les prix vont de 7 à 25 euros et les vignerons s’engagent sur la qualité et la traçabilité. » Mi-septembre sera dévoilée la nouvelle sélection officielle consacrant le millésime 2012. Comme chaque année depuis le millésime 2008, le nombre devrait avoisiner les 250 châteaux (il y en avait 256 pour le 2011). Sur les huit appellations médoc, haut-médoc, listrac-médoc, moulis, margaux, saint-julien, pauillac, saint-estèphe, les trois quarts des vins proviennent des deux premières et 15 % des trois plus prestigieuses.
Comment devient-on bourgeois ? « La démarche valide la qualité d’un vin sur un millésime pour un volume donné et la garantit au consommateur », résume Frédéric de Luze. Chaque domaine et chaque étape de la labellisation sont contrôlés et certifiés par l’Alliance et par le bureau Veritas. Un comité de dégustateurs définit dans un premier temps le vin « référent » du millésime à l’aune duquel ceux des candidats seront ensuite dégustés et notés à l’aveugle par six experts qui ne se concertent pas. Si la moyenne des notes obtenues est supérieure ou égale à celle du référent, le vin est agréé “cru bourgeois”. Chaque bouteille est obligatoirement dotée du sticker du label, sécurisé et à code unique. « Les Anglais, qui veulent des vins avec une histoire, faciles à boire, de qualité et à bon prix, ont été les premiers à s’intéresser à nous », poursuit le président de l’Alliance. « Ils s’étaient détournés des bordeaux, ils y reviennent avec les crus bourgeois. La Chine est en forte croissance, 167 crus bourgeois y sont déjà distribués. Aux États-Unis, en un an, on est passé de 120 à 180 vins référencés, tous millésimes confondus. Le marché français, lui, s’y est mis plus tard. »
Si la dénomination remonte au XVe siècle, si les courtiers de la place dénombrent 444 crus bourgeois en 1932 et si un syndicat est créé en 1962, c’est seulement en 2003 qu’un arrêté ministériel homologue le premier classement officiel des crus bourgeois du Médoc qui consacre 247 châteaux. Problème, les 243 recalés portent l’affaire devant les tribunaux et le classement est invalidé en 2007. Inimaginable cependant de se priver du label. Le président de l’Alliance, à l’époque Thierry Gardinier (Phélan-Ségur), élabore une nouvelle démarche de sélection qualitative des crus bourgeois du Médoc homologuée en 2009 par les pouvoirs publics et mise en œuvre en 2010. On ne classe plus, on labellise, sous le contrôle du bureau Veritas. Mais les catégories “cru bourgeois”, “cru bourgeois supérieur”, “cru bourgeois exceptionnel” disparaissent. Nouveau problème. Les exceptionnels et certains supérieurs se retirent, estimant que leur nom ou leur appellation suffit à leur promotion. « Tout cela est derrière nous », assure Frédéric de Luze. « Avec le 2012, nous en sommes à notre cinquième millésime, nous installons la marque. »
Les marchés détestant l’instabilité et l’incertitude, comment faire comprendre aux négociants et aux consommateurs qu’un vin labellisé “cru bourgeois” telle année ne le sera peut-être pas l’année suivante ? Et comment justifier un écart de prix de 1 à 3 dans un même niveau de qualité, celui garanti par le label ? À ce titre, la Coupe des crus bourgeois, qui distingue chaque année dix propriétés, peut s’envisager comme une sélection dans la sélection.
Pour Jérôme Bibey, gérant de Château Labadie (Médoc), vainqueur 2014, qui réalise 70 % de ses ventes en France et 30 % à l’export, « le label est un gage de qualité. » Jusqu’à présent, la moitié de sa production était en cru bourgeois. Pour le 2012, ce sera la totalité. « C’est une très belle vitrine. Quant à la coupe, c’est motivant, c’est une reconnaissance supplémentaire qui me permet de mieux vendre, en l’occurrence 8 000 bouteilles de plus pour le 2011, et j’ai pu majorer mon prix. » Même satisfecit au Château Belle-Vue, dont 100 % de la production est en cru bourgeois, soit 90 000 bouteilles : « Les trois fois où nous avons été distingués par la coupe, nos ventes ont bondi de 20 à 25 %. L’impact du label lui-même n’est pas chiffrable, mais la mention cru bourgeois est un critère indiscutable. Revendiquer une marque forte qui existait avant le classement de 1855 est un élément important dans ce contexte ultra concurrentiel et dans le rapport qualité-prix où nous nous trouvons. C’est aussi consubstantiel de la force de notre propre marque. » Avec 80 % des ventes réalisées à l’export, il précise qu’être un cru bourgeois est un prérequis pour les professionnels chinois et européens. « Certes, l’effort financier n’est pas neutre (la cotisation à l’Alliance, en hausse de 30 % l’année dernière, est calculée sur le nombre d’hectolitres labellisés, NDLR), mais c’est marginal par rapport au coût de production. Et l’optimisation coût-efficacité est remarquable. ».
Message entendu par l’Alliance qui consacre une grande partie de son budget à la promotion de ses châteaux « tous si différents », vignobles de deux hectares ou de plus de cent qui sont la propriété de familles (tels Paveil de Luze, Taillan, Le Crock), d’investisseurs privés (Lilian Ladouys, Branas-Grand-Poujeaux) ou institutionnels (Blaignan et La Tour de Mons) ou qui sont des actifs de grands groupes comme Castel (Barreyres) ou Fayat (Clément-Pichon) et dont les vins peuvent être distribués par la place de Bordeaux ou vendus en direct. « Dans les prochains mois, nous serons présents sur une centaine de manifestations pour le grand public et pour les professionnels, soit une tous les trois jours », indique Frédéric de Luze. Favoriser la découverte des vins au château est également un objectif au programme, via un circuit œnotouristique des crus bourgeois du Médoc. À suivre.
Béatrice Brasseur