Qui boit les grands bordeaux ? Le resserrement du marché des vins de Bordeaux s’est traduit par deux mornes campagnes primeurs, 2011 et 2012, succédant à deux flamboyantes années 2009 et 2010 qui avaient engendré une « red obsession », pour reprendre le titre d’un film documentaire australien consacré au sujet. La qualité des millésimes ne suffit pas à expliquer la morosité ambiante : on trouvera dans ces deux derniers millésimes d’excellents vins. C’est avant tout la crise économique et la structuration nécessaire du marché chinois – principal acteur des achats à prix astronomique des 2009 et 2010 et à l’inverse largement absent des deux campagnes suivantes – qui l’explique. Au-delà de ces soubresauts auxquels les châteaux sont habitués, mais qui énerve toujours autant les consommateurs fidèles qui ont l’impression persistante d’être pris pour des gogos, c’est tout le système de distribution des grands bordeaux qui est remis en cause. Aujourd’hui, personne ne sait si ces vins sont devenus des produits spéculatifs plutôt que des grands produits de dégustation.
Une longue histoire. Du fait de la possession anglaise de la Gascogne, le vin de Bordeaux était déjà le principal produit local commercialisé vers l’Angleterre dès le Moyen-Age. Les Anglais, qui nomment alors ce vin claret à cause de sa couleur – par comparaison avec le black wine produit à Cahors, l’exportent par bateaux, en tonneaux, depuis le port de la ville. Dès cette époque, un négoce s’organise et des fortunes se construisent. Ces succès commerciaux vont s’amplifier au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle, lorsqu’une bonne partie de la noblesse locale, dont le fameux marquis de Ségur, « le prince des vignes », investit le Médoc pour y créer de vastes vignobles qui deviennent autant de marques connues des acheteurs et payées, pour les plus célèbres, le double d’un vin anonyme de la région. Les acheteurs se sont aussi diversifiés. L’aristocratie anglaise est toujours là, mais ne représente au XVIIIe siècle que 10 % des exportations, le reste partant vers le nord de l’Europe, Pays-Bas et Allemagne en tête et, bientôt, vers l’Amérique du Nord. Les négociants qui commercialisent cette immense production viennent de la ville, mais surtout de ces différents pays. Tous regroupés dans ce quartier du port de Bordeaux baptisé les Chartrons, ils forment cette bourgeoisie cosmopolite qui est devenue l’aristocratie du vin de Bordeaux.
Jusqu’à aujourd’hui, ces négociants tissent un réseau extrêmement solide et efficace avec des maisons de vin équivalentes à Londres, Amsterdam, Hambourg, Copenhague où, d’ailleurs, les relations sont souvent familiales. Ce sont les Chartrons qui font la gloire internationale du vin de Bordeaux, bien plus que les propriétaires des crus qui leur confient la commercialisation de leur production à un tarif régulier et confortable. Déjà, le prix du vin est fixé pour l’ensemble de la récolte selon la réputation du cru. L’officialisation d’un classement des crus en 1855, fondé sur le seul critère du prix moyen des vins au cours des deux décennies précédentes, ne fit que graver dans le marbre ces rentes de situation.
Pour les Chartrons, bien sûr, les crus les plus célèbres constituaient un précieux produit d’appel pour vendre des gammes larges, vins de châteaux secondaires ou étiquettés sous leur propre marque. On a payé longtemps
« sur souche », c’est-à-dire avant même la récolte, selon l’état de la demande et le classement des crus. Puis, tandis que la réputation des millésimes se confortait, on imagina le système de l’achat en primeurs, c’est-à-dire après dégustation par les courtiers des vins de l’année, à même le fût.
Un modèle qui a changé sans en avoir l’air. Par rapport à la situation actuelle, ce système de vente en primeurs avait deux différences majeures avec celui d’aujourd’hui. Il fonctionnait en circuit fermé, des châteaux aux Chartrons, sans que les consommateurs puissent y accéder et, de ce fait, obligeait le négoce à porter les vins plusieurs années dans leur chais. En ouvrant la réservation des primeurs au public dans les années 80, les places de Bordeaux et de Londres ont donné un coup d’accélérateur gigantesque au commerce des crus de Bordeaux. Mais ils ont fait perdre progressivement le rôle originel du négoce – élever les vins, ou au moins les porter – pour le transformer en un rôle d’intermédiation commerciale plus basique.
Ne possédant pas les marques qu’il commercialise, le négoce juge à juste titre qu’il n’est pas de son ressort de s’occuper du marketing des crus. Ces derniers, sauf exception, étant d’une dimension trop limitée pour consacrer une part significative et régulière de leur budget à la construction de leur marque, les clefs du succès sont fondées sur deux principes essentiels, l’un est commercial et l’autre, médiatique.
Commercialement, on pratique dans les faits la vente sinon forcée, du moins liée : Bordeaux comptant neuf stars internationales – les cinq premiers de 1855, Lafite, Latour, Margaux, Mouton, Haut-Brion, auxquels on peut ajouter Petrus, Cheval Blanc, Ausone et Yquem – et une vingtaine de réelles célébrités, les négociants bénéficiant d’allocations importantes de ces crus peuvent ainsi aisément convaincre leurs clients d’acheter les 200 crus suivants pour avoir accès à ces trésors très demandés, mêmes lorsqu’ils apparaissent à des tarifs difficilement acceptables pour le commun des consommateurs.
Médiatiquement, on s’appuie essentiellement sur le buzz mondial généré par une semaine de dégustation des vins – loin d’être en phase finale de leur élevage en fût – et les notations que les critiques internationaux décernent à cette occasion, Parker en tête, dont la publication des notes vers le 20 avril décide souvent les propriétaires à fixer leur « prix de sortie », c’est-à-dire le tarif hors taxes du vin en primeurs auprès des négociants qui, additionné généralement d’une marge de commercialisation d’environ 20 %, sera celui que l’on retrouvera dans les offres primeurs des marchands. Bien plus qu’un effet sur le prix individuel d’un château (qui dépend encore aujourd’hui beaucoup plus d’un classement que de la note d’un critique), ce coup de projecteur a permis la sur-médiatisation de certains millésimes de grande qualité proposés dans des contextes économiques favorables : 2000, 2005, 2009, 2010, ces deux derniers ayant été essentiellement achetés par le nouveau marché chinois, tandis que les traditionnels marchés européens et américains subissaient de plein fouet les effets de la crise économique.
Cette amplification de la réputation (et donc du prix) des grands millésimes n’est justifiée que par cette mécanique commerciale : sur le plan de la qualité, les progrès agronomiques et œnologiques, les décisions de gestion visant à mieux sélectionner les grands vins et les effets du réchauffement climatiques se sont conjugués pour limiter à l’inverse drastiquement les écarts de niveau entre « petites » et grandes années.
La maîtrise de la distribution, clef des industries du luxe. Bien que proposant leur vin à des tarifs très élevés,
les premiers crus sont donc, avec les médias, les principales locomotives de la mise en marché des vins de Bordeaux. Maîtrisant dans d’autres secteurs du luxe leur réseau de distribution et leur communication, les propriétaires de Latour – François Pinault et son fils François-Henri – et de Cheval Blanc et Yquem (LVMH) ont un peu de mal à accepter de devoir partager les très confortables marges de leurs crus avec un négoce qui les utilise à son profit exclusif. C’est la raison pour laquelle Frédéric Engerer, directeur de Latour, a franchi le pas cette année en décidant de ne pas commercialiser ses 2012 en primeurs, préférant les porter sereinement dans ses chais le temps qu’il faudra avant de les commercialiser. Pour l’instant, toujours par l’intermédiaire de la place de Bordeaux.
Les problèmes de marge sont évidemment au cœur de l’affaire mais pas uniquement. Si ce système a été extraordinairement profitable aux deux partenaires (négoce et propriété) depuis vingt ans, garantissant à l’un des marges sans efforts et à l’autre des revenus conséquents et quasi immédiats, il s’est construit sans maîtriser la distribution et, in fine, sans créer de véritable lien commercial avec le consommateur, celui qui boit le vin.
Ce que saura le moindre responsable d’un magasin Louis Vuitton, Hermès ou Gucci dans le monde – qui sont ses clients, quels sont les goûts et les demandes de tel ou tel, quels sont les principaux modes d’achat et de consommation des uns et des autres – pas un propriétaire d’un château bordelais n’en a la moindre idée.
D’ailleurs, qui achète vraiment ces vins qui valent entre 100 et 1000 euros la bouteille ? De riches amateurs français, américains, chinois ? Ou des spéculateurs et des fonds spécialisés ? Imagine-t-on les clientes de Chanel ne jamais porter les pièces qu’elles achètent, mais les stocker pour les revendre plus tard ? À force de délaisser ses clients traditionnels pour en atteindre d’autres plus riches, moins connaisseurs, le jeu n’est pas sans risque pour Bordeaux.
Bordeaux a pourtant tous les atouts en main. Jamais les propriétés n’ont aussi bien travaillé et jamais les millésimes n’ont été aussi réguliers ; jamais il n’y a eu autant d’amateurs de grands vins dans le monde. Reste à mettre l’offre en face de la demande. La révolution numérique, qui a permis par exemple de réguler un marché aussi diffus et complexe que l’offre hôtelière mondiale, devrait donner des idées.
Qui prend en otage le vin ?
Les récents soubresauts commercialo-politiques survenus entre Chine et Europe ont une fois de plus placé le vin de France au centre d’enjeux qui dépassent évidemment son cadre et ses responsabilités. C’est de bonne guerre,
fut-elle commerciale : l’adversaire attaque toujours là où ça fait mal. À cette aune, le vin, comme d’autres secteurs de l’agro-alimentaire et comme les industries du luxe (qui présentent tout de même le désavantage d’être un secteur puissant impliquant souvent les propres intérêts du pays attaquant) fait systématiquement partie des otages du conflit. Ce n’est guère étonnant. Ce qui l’est en revanche, c’est que les pouvoirs publics et l’ensemble des médias « généralistes » de l’Hexagone semblent toujours à ces occasions découvrir l’importance du secteur viticole dans l’économie française. Cela n’empêche pourtant pas les mêmes de s’interroger gravement sur les dangers de la consommation excessive de vin et de remettre en question, tout aussi régulièrement, l’accès à la communication,
à la promotion et parfois à la vente pour les producteurs et pour les vignobles. Exactement à la même période,
des députés proposaient l’interdiction de la publicité pour le vin sur internet. Imagine-t-on l’Allemagne remettre en cause son industrie automobile au prétexte qu’elle est polluante et cause des accidents routiers ?
Thierry Desseauve