Son surnom, c’est « Fresquito ». Une petite amie d’Amérique du Sud, perdue dans le sillage du temps, le lui avait donné. Comprendre qu’il est gonflé, qu’il n’a pas froid aux yeux. On peut la croire, la jeune Argentine, c’est écrit sur le personnage, étonnant. Une vieille histoire, il a gardé le nickname qui lui plaît bien, une forme de souvenir d’une vie antérieure qui brûlait très fort. Il était, à l’âge des premiers émois, un DJ de réputation. Comme il était trop jeune pour entrer dans les boîtes de nuit, il a choisi d’en faire un métier et, très vite, un gros succès et l’argent qui l’accompagne. Il vit ces années nocturnes à fond, comme un athlète de haut niveau, poussé par cette idée qui consiste à amuser le monde. Il faut que les gens qui viennent « passent un bon moment ». Il en parle simplement, sans crâner, sans faire le beau, c’est loin derrière. Il a arrêté à 21 ans sa carrière de grand sportif des exagérations.
Très, très bizarrement, c’est le vin qui le sauve. Un exemple pour les générations futures. Les hasards de l’existence lui font croiser le chemin d’un vigneron assez décalé ou assez pédagogue, ou les deux, pour intéresser le jeune énervé. Il découvre les joies des levers matinaux, apprend à se servir d’un réveil, bref il grandit. La relation avec la terre, plus impliquante, est une révélation. « C’est plus cistercien », dit-il pour établir comme un lien avec les racines de sa nouvelle vie. Conscient des nécessités de formation que tout métier requiert (sauf DJ, sans doute), il intègre pour trois ans la prestigieuse Station fédérale de recherches agronomiques de Changins, sur les coteaux du Valais, et, à sa manière toute d’une pièce, s’enthousiasme puis se passionne pour ce qu’il découvre. « En 1999, je goûte Cheval Blanc. Ce verre a décidé de ma vocation. J’ai compris cette histoire d’émotion dont j’entendais parler à propos des grands vins. » Le rythme des saisons, la plante, les mystères de la fermentation et ceux du goût du vin, tout l’excite. Il retourne régulièrement dans les rangs de vigne de son mentor, passe de la théorie à la pratique avec une sorte de gourmandise qui commence à lui donner faim, travaille comme un damné, des semaines de 72 heures pendant les vendanges. Il voyage en Argentine et en Afrique du Sud pour compléter sa formation.
La rosée du coteau
On l’a compris, Fredi Torres ne fait à peu près rien comme tout le monde.
Aussi rétif à l’autorité qu’aux évidences, il imagine peu à peu un projet très inhabituel qui lui ressemble bien. Aller bousculer les valeurs établies avec un vin à lui, tout à lui. Les quelques sous qu’il a réussi à conserver de ses années fauves, il décide de les investir dans un vignoble. Pour commencer, il louera des vignes, puis il en achète. Une petite propriété, bien sûr, qui compte cinq hectares plantés, un hectare d’oliviers et trois hectares de forêt. La biodiversité est respectée.
L’Espagnol de Galice grandi sur les rives du Léman parce que sa mère voulait lui donner la chance d’un avenir, trouve juste de retourner sur la terre de ses ancêtres pour accomplir son grand œuvre, son beau rêve. Il s’installera en Catalogne, cette province du nord-est de l’Espagne toute affolée de son importance, dans la région de l’appellation Priorat, un paysage de montagnes, de terrasses et de petits coteaux. Là, quelques pionniers ont déjà acquis une renommée internationale avec des vins très… internationaux, justement. Comprendre qu’il s’agit de vins puissants, lourds, alcooleux, taillés pour la cotation de Robert Parker. Lui s’installe sur des coteaux d’exposition fraîche et ventilée, un atout en ces temps de dérives climatologiques, un endroit fait pour la finesse des vins, c’est ce qu’il cherche. Mais, au fond, il est très seul quand il s’attaque à son Himalaya, un beau jour du printemps 2004. Il a réfléchi à ce qu’il voulait : « J’ai joué la carte locale de l’assemblage grenache-carignan, j’ai un peu de syrah et du cabernet. Mais mon cœur va au carignan. Il offre une belle acidité, des arômes profonds, et il produit peu d’alcool. »
Dans son domaine, baptisé Saó del Coster, la rosée du coteau, il embouteille quatre cuvées pour un peu plus de 20 000 bouteilles. Dans son chai, il intervient le moins possible : « Mon obsession est de faire des vins avec une bonne buvabilité, mais dans le respect des typicités de la région et des cépages que je cultive. Je sulfite a minima, mais je sulfite, je ne suis pas un taliban du sans-soufre. Mon travail en biodynamie n’est pas un élément de marketing, je n’en parle ni sur les étiquettes, ni sur le site Internet du domaine. » De la même manière, il n’est pas un forcené de la communication, ne va pas dans les salons professionnels. Sauf un. Chaque année, il assiste au World Wine Symposium, le Davos du vin, au milieu des vignerons les plus célèbres de la planète. Ce rendez-vous très haut de gamme l’enchante, mais pourquoi ? « Évaluer le sens que prend ce métier, appréhender ce qui se passe autour, rencontrer de grands noms du vin, comprendre qu’on a des points communs, ça me rassure. » Et puis il retourne dans son Priorat. Il est passé des platines aux pressoirs, des nuits chaudes aux matins frais. Dans la forêt, il croise des biches avec leurs faons, la rédemption passe aussi par ces joies-là.
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La photo : Fredi dans l’escalier monumental de la Villa d’Este au bord du lac de Côme à l’occasion du Davos du vin, novembre 2011. Photo Armand Borlant. Cet article est paru sous une forme différente (et sous un titre différent…) dans le numéro de juillet de Série limitée-Les Échos.