« J’aime les autres »

Quand nous avons reçu Terre de Vins, hier, je me suis jeté sur l’interview de Bernard Magrez. J’avais raison, elle est formidable. Convaincu par mon enthousiasme, Rodolphe Wartel m’a adressé un fichier de cet entretien. Nous le publions ci-dessous dans son intégralité.
Rodolphe Wartel est le directeur délégué de Terre de Vins, il est également l’auteur de cet entretien.

Qui connait vraiment Bernard Magrez ? Père de deux enfants qui travaillent à ses côtés (lire la Saga Magrez, Terre de vins n° 4), propriétaire de 40 vignobles dans le monde, dont Pape Clément (pessac-léognan) et La Tour Carnet (haut-médoc) pour les plus prestigieux, Bernard Magrez est aussi depuis toujours un mécène. Il a d’ailleurs ouvert depuis peu l’Institut Bernard Magrez, au cœur de Bordeaux, où des artistes y sont accueillis en résidence et des oeuvres majeures exposées et accessibles au visiteur. Fuyant les mondanités, Bernard Magrez parle peu et se cache souvent derrière cette image d’homme austère et rude qui lui colle à la peau. Pour « Terre de vins », il a accepté de s’allonger sur le divan de l’hôtel Astor, à Paris (75008).

On te présente surtout comme un grand patron, pas toujours comme un grand vigneron. Où ton cœur balance t-il ?
Pour moi, les deux sont très proches. Je suis dans le vin depuis plus de 52 ans. J’ai débuté dans une entreprise de Bordeaux qui s’appelait Cordier et qui possédait de nombreux châteaux. J’ai commencé dans les grands crus et j’ai été amené à créer mon entreprise, William Pitters. Cela ne m’a pas totalement éloigné du vin mais c’était une entreprise dans les spiritueux, avec une approche quasi industrielle. La gestion de cette entreprise demandait plus de qualité d’entrepreneur mais il y a en moi un peu des deux, un peu de chef d’entreprise et un peu de vigneron. La dimension de l’entreprise est forcément omniprésente : il n’ya pas deux personnes dans le monde qui ont 37 vignobles !

Quelle fut ta première émotion liée au vin ?
C’est quand mon patron, qui s’appelait Cordier, avait ouvert pour se faire plaisir un magnum mythique dont tout le monde parle : un 1945 de Latour. C’était un soir d’été au château Talbot. J’ai en moi le moment où ce magnum est arrivé. La lune n’était pas tombée. Des rayons arrivaient dans cette salle à manger. On était deux…

Ton histoire rapporte souvent cette blouse d’écolier sur laquelle ton père avait écrit : « Je suis un fainéant ». Comment revis-tu aujourd’hui cet épisode de ta vie ?
Je marchais contre les murs pour ne pas qu’on lise ce qui était écrit. Dans la cour de récréation, je ne te raconte pas comment cela se passait ! Quand j’avais des mauvaises notes, il me mettait devant le radiateur, à genoux sur une règle. Il venait me chercher une heure ou deux heures après. J’habite toujours dans cette même maison familiale et c’est toujours ce même radiateur… Aujourd’hui encore, cela produit de la rancœur. Et ce qui est dramatique là dedans, c’est que j’ai atterri dans un centre d’apprentissage à Luchon (65). Il n’y avait que des tocards ou des gens pas mûrs. Je me suis retrouvé là-dedans, pensionnaire, en sabots et en bleu de travail, dans un dortoir de 220 personnes. C’était une autre vie, au début des années 1950. Il fallait savoir se défendre.

Cette époque, qu’a-t-elle produite en toi ?
Je ne sais pas si cette éducation m’a profité. Cela aurait pu me couter très cher. La fréquentation de ce centre d’apprentissage était telle que j’aurais pu terminer en prison et dérailler. J’aurais pu devenir mauvais garçon…

Dans le film Mondovino, tu affirmes que chaque homme doit avoir sa dose de souffrance. Cela veut dire quoi ?
Cela veut dire que la meurtrissure est utile. Elle est plus utile chez certains que la caresse. Elle construit. Ou elle détruit. Je ne sais pas si j’ai eu un esprit de revanche mais je voulais m’en sortir à fond. Je voulais réussir. C’était une époque où, après Marcel Cerdan, je me voyais Marcel Cerdan, de round en round. Ce n’était pas Marcel Cerdan, c’était moi qui allait combattre Toni Zale ! Après, je me suis imaginé quelqu’un d’autre. Je m’endors souvent encore aujourd’hui en étant dans une situation d’un vécu heureux de gagnant. Il va de soi aussi qu’on peut vivre sans gagner mais pour moi, ce n’est pas un hasard lorsque j’étais à Luchon. On dormait tout habillé et je me réchauffais le coeur en disant « voilà ce que tu peux être, voilà ce que tu devrais être ».

Jean Cordier, propriétaire notamment de Gruaud Larose et de Talbot, avait une vraie tendresse pour toi. Il a été un passeur, un tuteur… C’est important d’être initié dans la vie ?
On ne peut pas être un bon initiateur s’il n’y a pas un affect profond, sans sentimentalisme, de la part de l’initié. Jean Cordier était d’un pragmatisme étonnant. Avec lui, tout devenait simple. Moi, je voulais faire trop bien. Lui retournait tous les problèmes et disait : voilà la solution. Tout devenait alors facile. Il était de la race de ceux qui comprennent l’autre. Il a toujours su me dire ce que j’avais envie d’entendre au moment où j’avais envie de l’entendre. Parce que Jean Cordier se connaissait bien, il avait une vision de l’autre. Cette race d’hommes a une sensibilité exceptionnelle pour comprendre l’autre, se mettre à la place de l’autre. C’est une gymnastique qui n’est pas des plus faciles. Y exceller est un don. Un don qui créé l’harmonie entre les hommes et le remplit de merveilleux.

On parle de Bernard Magrez comme l‘homme aux 40 vignobles. Où t’arrêteras-tu ? Pourquoi cette course effrénée au « toujours plus » ?
Ce n’est pas une course effrénée. C’est le fruit d’une stratégie. Aujourd’hui, de plus en plus de gens veulent découvrir le vin qui est devenu un produit de statut. Celui qui montre par définition qu’il a compris quelque chose de compliqué flatte son ego. Cette recherche de la compréhension passe par de multiples dégustations pour mieux connaître le vin et les émotions du vin. Sous la signature Bernard Magrez, je donne la possibilité d’avoir, avec 37 terroirs, 37 émotions différentes. Cela permet de découvrir le vin sans se tromper sur la qualité. Tu n’as pas en face de toi un collectionneur. Cela sert une stratégie élémentaire. Si demain j’avais une opportunité qui aille dans le sens d’une émotion nouvelle, en Roussillon, en Languedoc, en Provence ou à Bordeaux, je la saisirais. Je m’en fous de dire « j’en ai 37 ». En face de moi, à une soirée de CDiscount à Paris, un gars du Languedoc présentait un Corbières: là, je me suis dit « je ne peux pas ne pas être là-bas » ! Aujourd’hui, on est en train de se rapprocher de la cave… Je vais acheter une quinzaine d’hectares là bas. En Languedoc il y a de vraies émotions. J’adore cette région.

On dit que tu travailles encore énormément, y compris la nuit. Pourquoi cet engagement forcené dans le travail ?
Oui, la nuit, le samedi et le dimanche. Plus on travaille, plus on s’informe. Quand je lis « Terre de vins » de la première à la dernière ligne, je regarde ce que font les autres et je prends des notes. Je lis aussi les biographies des gens qui ont réussi. J’ai acheté le livre de Jobs et j’en ai d’autres à lire… Quand je lis dans « Terre de vins » la saga sur les frères Jeanjean, je réimagine les Jeanjean qui vendaient du premier prix. Et je les ai vus rentrer en bourse ! Je me disais c’est suicidaire. Et en réalité ils ont fait leur chemin… J’avale Challenge et Capital pour les études de cas de ceux qui ont réussi. Là aussi, on trouve des idées.

On dit de toi que tu es un patron difficile, que le turn-over est important dans tes propriétés et que tu mets chacun en interne face à une concurrence terrible…
La concurrence entre les hommes est nécessaire sinon on s’endort. C’est d’un pragmatisme élémentaire. Chaque gars a un potentiel, mais on a tous tendance à s’inscrire dans la nécessité banale.

Pourquoi vomis-tu à ce point « la nécessité banale » ?
Je ne suis pas construit pour avoir des gens autour de moi qui s’inscrivent dans la nécessité banale. Je veux que les gens disent : on est resté un, deux ou trois ans avec cet animal mais on est allé au-delà de nous mêmes. Le gars qu’on amène à réussir dans le boulot est fier de lui. Il transforme sa vie privée. Les gens disent qu’avec Magrez, ils ont avancé. Le turn-over, c’est exact. C’est aussi dû au fait que je me trompe souvent. Deux choses sont essentielles : attitude et comportement. Le comportement rassemble les vraies valeurs, les vraies envies de travailler. L’attitude, c’est l’embauche. Je me trompe souvent, plus que d’autres, car je demande un niveau d’excellence qui n’est pas habituel. Et vivre longtemps dans l’excellence est difficile. Arrive un moment où l’homme veut ralentir, ou sa famille veut qu’il ralentisse dans l’effort. Et quand il ralentit, il pénalise l’entreprise. C’est la stricte vérité.

Tu donnes souvent l’image d’un homme austère et dur. Or ceux qui te connaissent rapportent une autre image de toi? L’amour dans tout ça ?
Contrairement à ce qu’on peut penser, j’aime les autres. J’achète du matériel pour l’hôpital Bergonié depuis très longtemps. Si tu savais tout ce que j’ai fait. Au niveau religieux… Avec Monseigneur Eygt (l’archevêque de Bordeaux, Ndlr), tout ce qu’il me demandait, je le donnais…

Bernard Magrez, homme au grand cœur ?
Oui, parce que j’en ai bouffé. J’en ai avalé dans ma vie. Je considère donc que c’est mon devoir.

Est-ce aussi la religion qui te guide ?
Je suis chrétien, plutôt de l’église de Saint-Paul, une église sans dogme. Les dogmes ne sont pas une nécessité. L’Evangile de Saint-Paul veut dire quelque chose et ce que j’ai pu lire sur Saint-Paul me convient.

Tu es omniprésent et la marque Magrez s’appuie sur l’homme qui l’a créée, c’est-à-dire toi. Et tes enfants Cécile et Philippe dans tout ça ? Es-tu plutôt Lucien Lurton, celui qui a tout partagé en amont ou André Lurton, celui qui n’a rien anticipé ?
L’après moi est aussi facile à gérer avec Magrez qu’avec Afflelou, Roederer ou Louis Vuitton. Ils sont les initiateurs d’une idée ou d’un projet. C’est une histoire qui continue. Quant à demain, les droits de succession sont payés. Je l’ai fait il y a 25 ans. Il n’y a pas de problème. Je ne serai plus là pour voir ce que mes enfants veulent en faire. Ce sera leur problème. Mais je construis comme si la vie les amenait à poursuivre.

Tu es riche. Quel est ton regard face à l’argent ? Fourmi ou cigale ?
Je suis habité par la passion. Je suis collectionneur. Je suis souvent entraîné à aller au-delà d’une bonne limite. Quand je me passionne pour un tableau, ou une sculpture, il faut que je l’aie. Ce qui m’importe, c’est de conquérir. Avoir un esprit de conquête… Je n’ai pas de bateau, je n’ai pas…

Tu as un avion…
Oui, j’ai un avion. Je l’utilise à titre personnel pour aller à Venise ou à Rome pour voir trois ou quatre galeries dont on m’a parlé, sinon c’est 100% professionnel. Je ne chasse pas, je n’aime pas le golf. J’aime mon boulot. C’est pour ça que je ne fatigue pas. Cela fait bientôt 50 ans que je suis marié. Ma femme a toujours compris ça. Quand je reste le samedi ou le dimanche à travailler, je n’ai jamais eu une remarque. C’est elle qui a élevé les enfants. J’ai tout donné à mon boulot. C’est une chance inouïe.

Et le luxe, les balades en Rolls ou en hélicoptère ?
Quand des Russes veulent une baignoire à tel degré avec des pétales de rose, rien n’est assez beau pour eux. L’oenotourisme sert l’entreprise et la notoriété des châteaux. Il n’y a aucune limite dans l’utilisation d’un hélicoptère ou d’un bateau. C’est un outil commercial. Il faut donc offrir des choses qui épatent et qui étonnent. Le client qui vient à Pape-Clément séjourne dans les plus grands hôtels du monde. Il faut donc étonner, sinon on est chambre d’hôte.

Quel est ton regard face au monde actuel, ce fossé qui se creuse en sein même de notre société ?
Le fossé, malheureusement, se creuse partout, en France, en Angleterre, aux États-Unis… Je reconnais qu’il y a de l’injustice mais quelque fois un bon équilibre se mérite. On ne peut pas toujours dire que c’est la faute de l’autre. Il faut souffrir pour ne pas souffrir. Souffrir sur soi même. Il faut tirer dans ses propres réserves pour détenir un meilleur équilibre de vie.

Si tu étais un patron milliardaire américain, tu prônerais toi aussi une augmentation de l’impôt ?
Oui. Car le fossé devient trop grand en effet. Il faut dire et pas seulement dire. Il faut faire.

Que boira-t-on le jour de tes obsèques ?
J’aimerais bien que l’on mette dans mon cercueil une bouteille de Pape-Clément et une bouteille de La Tour Carnet, même si je me fais incinérer. Ces deux vins ont marqué ma vie. La Tour Carnet parce qu’il a fallu que je me batte pour l’acquérir. Et Pape-Clément parce que je l’ai acheté au fil des années. Je me suis fortement endetté pour l’acquérir. Ils constituent un grand morceau de ma vie. Pape-Clément, j’aime le 95. La Tour Carnet, le 2006.


L’interview de Bernard Magrez par Rodolphe Wartel, publiée dans Terre de Vins n° 17 (mai-juin 2012)

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