Autant il serait vain de ne prendre en compte que les opinions découlant de dégustations à l’aveugle, autant il serait stupide de ne juger un vin que sur le prestige, l’histoire, la notoriété de son étiquette.
Où se trouve la juste mesure entre ces deux éléments devant constituer un point de vue sur un vin ?
Ne nous cachons pas derrière des poncifs faciles et à l’argumentaire fragile. C’est une question fondamentale, notamment eu égard aux prix atteints par quelques grands vins qui restent des graals que bien des amateurs ne peuvent s’offrir et donc qui créent en eux des sentiments variés, c’est le moins qu’on puisse dire.
Quand un Latour dégusté à l’aveugle au Grand jury européen arrive dans une position à deux chiffres, même avec des dégustateurs dont le professionnalisme est évident, je reste parfois un peu baba devant leurs premiers commentaires en debriefing tournant plus ou moins sur : “je l’ai loupé” (exprimé naturellement mieux que ces mots lapidaires) ou “je l’ai déjà goûté meilleur” ou “il faut attendre” ou “c’est une bouteille à problème”. Bref, plus souvent qu’il ne peut être permis on cherche des excuses au vin en s’affligeant d’abord sur soi-même.
Faut-il préciser que c’est loin d’être systématiquement l’attitude des critiques sur des vins de réputation plus discrète ou dont la notoriété est en devenir ?
Bien sûr, on me dira vite qu’on déguste des crus trop jeunes, que les grands noms ont besoin de plus de temps d’évolution que les petits noms, et tout le toutim habituel.
Mais qui donc a dit un jour qu’un grand vin devait être “grand” toute sa vie ?
On l’a compris, l’étiquette de prestige impose de facto un réel respect, et porte l’opprobre prioritairement sur le dégustateur avant de remettre éventuellement en cause la qualité du jus.
C’est une situation complexe tant il est vrai que de nombreux millésimes anciens justifient parfaitement (ou presque) le rang, la réputation, le prestige de ces crus mythiques. Donc, un latour “so-so” sera plus jugé comme un accident du moment avant d’être remis en cause comme on remet bien plus facilement en cause un cru de moindre réputation.
Allons plus loin. Les dégustations ouvertes, où l’étiquette jette tout son poids dans la balance du jugement, sont également fatalement biaisées et personne ne peut soutenir le contraire, ce serait pure mauvaise foi.
Le dégustateur, nature humaine, oubliera un moment sa rigueur intellectuelle et, qu’il ressente du sublime ou du médiocre dans le vin, son jugement sera un tantinet en relation avec ce qu’il sait et ce qu’il pense de l’étiquette.
Le problème est donc simple. Quel poids peut-on légitimement donner à l’étiquette qu’on a devant nous sachant parfaitement que l’histoire, la culture, le mythe participent évidemment aux plaisirs, aux émotions que peut offrir un vin de ce calibre ?
On écarte le cas où le vin est franchement mauvais, où il montre des défauts majeurs qu’on ne peut pas cacher derrière des excuses de type Y ou Z. Il y a un minimum d’honnêteté à avoir, non ?
Mais quand le cru ne nous offre que de simples plaisirs, loin des émotions qu’on est en droit d’attendre de noms tant louangés? Et que dire en sus quand il s’agit de vins essayant de justifier par le marché des prix qui sont dans les 3 ou même 4 chiffres ? A-t-on le droit de plus critiquer (à qualité égale) un petrus à 2.000€ qu’un haut-brion à 400€ ?
A-t-on le droit d’être plus exigeant sur les qualités d’un lafite que sur celles d’un sociando-mallet ? Si oui, au nom de quoi ?
On le voit, ce billet pose plus de questions qu’il n’en résout. Sorry.
Disons que le sage, sachant parfaitement quels sont les bons ou moins bons millésimes, saura choisir pour ses invités celui qui devrait ne poser aucun problème et alors oui, on pourra gloser sagement sur ce grandissime du vignoble bordelais ou bourguignon ou piémontais ou autre. Mais si le vin déçoit, alors là, écoutons avec acuité ce qui va se dire. Qui justifiera le cru en lui donnant des excuses ou qui le crucifiera avec férocité, souvent parce qu’il ne l’approche, ce cru, que chez les autres.
En conclusion fragile, disons simplement que la nature humaine étant ce qu’elle est, on risque d’avoir plus d’indulgence – certains jours – pour quelque grand nom aux qualités insuffisantes, alors que d’autres jours, on le maudira pour cette médiocrité, qu’elle soit passagère ou irrémédiablement présente.
Mon souci majeur depuis le début du Grand jury : que chacun porte autant de respect à un sociando-mallet, haut-carles, fleur-cardinale, haut-condissas, branas-grand-poujeaux, barde-haut qu’aux premiers ou seconds du classement de 1855. Non pas d’être indulgents avec eux, mais, disons, de leur donner les mêmes chances d’appréciation. Comment faire ? Mais vous le savez tous ! Déguster à l’aveugle ! CQFD 🙂
François Mauss