A la fin d’une journée de douze heures, un dimanche de mai, Cao Kailong s’enflamme encore pour son projet de classement des meilleurs domaines viticoles de la province de Ningxia dont il administre, avec des moyens généreusement attribués par l’État et une énergie sans faille, le Bureau du vin. Ambitieux et pragmatique, il ouvre un nouveau projet quand il vient de terminer le précédent. En l’occurrence, dédouaner 300 000 pieds de vignes importés de France.
Ningxia est une région située au centre-ouest de la Chine, essentiellement installée sur des hauts plateaux désertiques, hormis aux abords des montagnes de Helan, où la vigne se développe à grande vitesse,
100 domaines viticoles créés, une trentaine déjà en production.
Même si on y plante beaucoup de cabernet-sauvignon, le climat y est bien sûr beaucoup plus continental qu’à Bordeaux, avec des hivers très froids qui obligent les producteurs à « chausser » les vignes, c’est-à-dire à recouvrir de terre les pieds, jusqu’aux pampres pour éviter que le gel et la sécheresse les tuent, mais les printemps et été chauds – sans véritable canicule puisque l’altitude est élevée – permettent d’obtenir des maturités de raisins optimales, sans les risques de mousson de fin d’été qui embarrassent tant les secteurs viticoles côtiers.
Ce sont bien plus les conditions climatiques et l’altitude de la région que les caractéristiques du sol, sableux et limoneux, très drainant (ce qui constitue cependant un atout essentiel pour la viticulture) d’un terroir de vallée alluvionnaire qui ont convaincu investisseurs et gouvernement de développer l’activité viticole dans une région par ailleurs industriellement isolée et caractérisée par la présence d’une forte minorité de musulmans chinois, les Huis. Bio-économie renouvelable, la viticulture correspond aux nouveaux objectifs du gouvernement et, comme partout, ajoute à cette dimension l’importance de l’aménagement du territoire et de l’œno-tourisme. Trois atouts économiques loin d’être un caprice de potentat local.
Aussi l’ambition de Cao Kailong rappelle celle qui a dû animer en son temps les prieurs de l’abbaye de Cîteaux lorsqu’au Moyen-Âge ils définissaient les grands terroirs bourguignons dont l’écheveau de crus est inchangé depuis, ou bien le Marquis de Pombal créant au XVIIIe siècle dans la vallée du Douro la première appellation d’origine contrôlée pour produire le vin de Porto. Au mois de mars, nous avons assisté ici à la création de la première appellation d’origine contrôlée chinoise.
Les défis ne manquent pas, mais dans l’incroyable émulation qui règne dans la Chine d’aujourd’hui, les hommes, les entreprises, l’argent et le talent ne manquent pas non plus. De petites « boutique-wineries » comme Silver Heights, créée par Emma Gao, jeune Chinoise mariée à un maître de chai bordelais, Li Lan mené par Zhong Xiang Deng, œnologue chinois tout juste formé à Dijon, Yuan Shi ou encore Helan Qingxue ont vu le jour. En une poignée d’années, grands groupes viticoles chinois ou étrangers autant que producteurs privés ont choisi le secteur pour y développer un domaine ou une winery, rappelant assez le dynamisme bâtisseur de la Napa Valley en Californie au début des années 80. Tandis que Pernod-Ricard développe la marque Helan Mountain sur le modèle de son bestseller australien Jacob’s Creek. LVMH, qui développe également un domaine ambitieux dans la ville mythique de Shangri-la au cœur du Yunan, le rejoint aujourd’hui avec une winery Chandon destinée à la production de vins pétillants sous cette marque.
Des importateurs puissants comme l’espagnol Torrès souhaitent s’implanter ici. Le plus important groupe chinois, Chang Yu, est présent à Ningxia comme il l’est dans tous les vignobles du pays tant sur des vins de marque bon marché que sur des « châteaux » associant œno-tourisme – en s’inspirant le plus souvent de l’architecture de châteaux occidentaux renommés – et création de cuvées haut de gamme. Son Château Chengyu-Moser XV apparait très convaincant dans le millésime 2008, avec ses notes florales, son raffinement de texture, sa profondeur sans lourdeur.
C’est en matière de style que Ningxia impressionne le plus. Les vins de la région n’offrent pas la personnalité stéréotypée de tant de représentants des nouveaux vignobles internationaux, avec une structure bodybuildée, une débauche d’arômes boisés et une puissance en alcool impressionnante. Installé au milieu de l’Empire du Milieu, les meilleurs vins sont des modèles d’équilibre, fruités et peu boisés, charpentés sans lourdeur, dépassant rarement les 13° d’alcool, souplement construits.
Cette délicatesse et cette précision, ce sont peut-être les vins de l’étonnant domaine de Yuan Shi, fantastique palais de pierre créé par un homme d’affaires local, qui l’expriment le mieux. En quelques millésimes seulement, les cabernets de Yuan Shi imposent une personnalité aussi brillante et complexe qu’est impressionnante l’architecture des chais.
Avec les autres vignobles chinois – Shandong et Hebei à l’est, Xinjiang à l’ouest – Ningxia s’est engagé dans une spectaculaire course au développement et à l’excellence. Il a fallu mille ans pour installer le prestige et les savoir-faire des vignobles de France. Cinquante ans auront suffi à ceux de Californie. Cao Kailong et Hao Linhai, le président de la région, se donnent trente ans pour réussir leur pari d’installer la région parmi les grands vignobles du monde. L’ampleur de la tâche est énorme – hétérogénéité de la production, travail de sélection des terroirs, adéquation de l’encépagement, etc. Mais, au rythme actuel, quinze ans suffiront bien.
Michel Bettane et Thierry Desseauve