Il a touché à tout, mais c’est la première fois qu’il met du vin dans son art. Le designer signe le chai des Carmes Haut-Brion, qui sera inauguré au printemps 2015.
Qu’est-ce qui vous a décidé à accepter ce challenge ? Le vin ou la nouveauté ? C’est votre premier chai…
C’est Bordeaux, son maire, Patrice Pichet (le propriétaire des Carmes Haut Brion), le fait que je sois voisin par alliance (Philippe Starck possède une maison au Cap Ferret, ndlr), c’est le vin et c’est bien sûr les Carmes Haut-Brion. On n’a pas beaucoup le choix dans des cas comme ça. Et puis j’ai senti qu’il fallait autre chose que ce qui été déjà fait. Je ne suis pas persuadé qu’on ait besoin d’être extrêmement démonstratif lorsqu’il s’agit de quelque chose aussi d’extraordinaire et magique que le vin, qui est l’aboutissement d’un savoir humain empirique et malgré tout exact. Il fallait prendre le parti inverse, donc partir du minimum. Le minimum d’un chai, ce sont des surfaces pour abriter des cuves et des barriques.
Alors ici ?
Ici, le minimum, c’est cette lame d’acier Corten brut (auto-patiné à corrosion superficielle forcée, ndlr). Rien de plus. Il faut des vieux comme nous (Luc Arsène-Henry est l’architecte du projet, ndlr) qui ont déjà beaucoup fait, et beaucoup de courage pour se mettre en arrière et laisser passer l’esprit du vin. Car le vin est avant tout un esprit. On a donc beaucoup travaillé pour qu’il n’y ait rien. Donc c’est juste une lame. On ne sait pas si ce sont les forces telluriques qui l’ont poussé vers les éthers. Ou si elle est tombée ici venue d’ailleurs. C’est une magie enceinte d’un miracle. De là va sortir l’extraordinaire. Cette lame n’est pas frontale, mais légèrement inclinée pour que le regard glisse dessus. Elle se fond dans son terroir, l’acier aura la couleur exacte de l’eau, de la terre, de l’écorce des arbres alentour. Vous avez vu les traces de rouille dans les strates du chantier ? Ce sont des crasses de fer. C’est ce qui donne le goût fumé au vin des Carmes Haut-Brion… je répète ce que m’a dit Guillaume Pouthier, le directeur d’exploitation. Et bien ça va rouiller et en plus ça va dérouiller. Ce n’est pas un camouflage, c’est une intégration puissante. C’est un rien puissant.
Luc Arsène-Henry évoque un « bateau contemporain à l’étrave inversée, amarré au cœur de la pièce d’eau qui sépare les deux versants du vignoble » ?
Ce n’est pas un bateau. Le hasard, c’est que ce chai soit sur l’eau. Il l’est parce que tout alentour, il y a les vignes du domaine et nous n’avions que cette surface disponible pour le construire.
Sa silhouette évoque quand même les nombreux bateaux que vous avez dessinés ?
Chacun y voit ce qu’il veut mais ce n’est pas un vaisseau fendant les vignes. Le seul dessein a été d’être efficace et un minimum puissant.
Chacun de vos projets, design, architecture, etc…, paraît être une « évidence dissemblante ». Dissemblante parce que parfois on peut s’interroger sur la forme, mais quand on en a compris la fonction, l’objet ou le projet devient évident. Ca vous inspire quoi cette formule?
C’est juste, synthétique, intelligent. Je vais vous le copyrighter.
Vous travaillez extrêmement rapidement, au point de « n’avoir plus qu’à imprimer », dites-vous. Et pour ce chai ?
Pareil. La lame était une évidence pour moi, partagée avec mon vieil ami Luc. J’ai ajouté des angles de fuite pour que le regard s’échappe. Et puis il y a eu toutes ces conversations avec Guillaume Pouthier, un homme extraordinaire, que j’adore, pour que cette machine de laboratoire fonctionne.
Les cuves auront, elles aussi, des formes particulières voire inédites…
Exactement. Des jarres en béton et des cuves tronconiques inversées sur un socle de verre, un peu « verres à pied ».
C’est important pour vous de mettre du vin dans votre art ?
Sans le vin, je serai sans doute encore plus rasant que je ne le suis.
Vous êtes amateur?
Un amateur très particulier. Autant ma femme est dans l’académisme, autant je suis dans l’exploration. Jasmine possède de vraies connaissances et aime les bons grands vins, je suis aventureux. J’ai été le premier, il y a 25 ans, à distribuer des vins et des champagnes bio, via ma compagnie de nourriture bio OAO. Je suis le plus grand collectionneur de vins sans sulfite au monde. Quand je les ouvre, certains ont des nausées à table. Mais je continue, j’essaie de comprendre.
Vos créations concernent tous les registres de notre quotidien, se déplacer, travailler, dormir, se laver, manger. Et boire…
Oui mais je n’ai jamais pu dessiner un meilleur verre à vin que ce qui existe déjà. C’est l’un de mes échecs. Un verre n’est pas dessinable, c’est avant tout un volume transparent, une machine à tromper les yeux et l’esprit. Tout ce qu’on peut rajouter est néfaste, couleurs, motifs, formes…
Vous avez revisité plusieurs fois le fameux verre Harcourt, vous avez transformé la Alhondiga, un ancien magasin de vins, à Bilbao, en complexe culturel et de loisirs, vous avez inventé Wahh, un spray pour avoir la sensation de l’ivresse mais sans l’alcool…, bref, vous tournez autour du vin depuis un moment. Avec ce chai, vous allez participer d’une certaine manière à sa création. Vous rêveriez de faire du vin ?
Ah oui ! Oui, oui, bien sûr. J’adorerais ! Peut-être un jour. On a failli acheter (Jasmine confirme « dans le sud-est »). Parce que je sais exactement ce que je veux. J’achèterai du carmes-haut-brion pour ma femme et je produirai pour moi un vin totalement naturel, instinctif, paysan, sourcé, de terroir, pas plus de 11°, donc un vin que je serai seul à boire à mon avis, une grande réussite commerciale m’attendrait.
Que pensez-vous de la bouteille qu’a créé votre fille Ara pour Les Esprits Saints ?
Outre que Terra6840 est un vin formidable, je suis très fier de ma fille : il n’y a pas d’étiquette, le dessin organique, tellurique, est moulé dans le verre, sa bouteille a l’élégance du minimum.
Vous et Bordeaux, c’est une histoire d’amour ? Le Cap Ferret, Pibal (le vélo que vous avez créé pour les Bordelais), La Coorniche (l’hôtel-restaurant que vous avez relooké au Pyla), le Mama Shelter (celui qui a récemment ouvert à Bordeaux), et maintenant ce chai pour Les Carmes Haut Brion…
Tous les jours Jasmine et moi sommes dans l’avion. A Paris on est asséchés par le travail, désincarnés. Le seul endroit où on se sent un peu vivre, c’est ici, on s’y sent très bien, on s’y sent chez nous, on y est plus souvent que partout ailleurs. On est très contents de travailler dans notre village. Je suis un voisin extraordinaire, le plus gentil du monde. Je n’aime pas la solitude, mais mon métier m’y contraint : il faut être seul pour créer.
Propos recueillis par Paz Biziberri
Photos : Patrick Cronenberger