L’Oregon, une nouvelle frontière

Les Français ne sont pas pour rien dans la réussite des vins de l’Oregon. Ils ont contribué à leur donner de quoi rivaliser avec la puissante Californie voisine. Les vignerons locaux se sont inspirés des Bourguignons et les Bourguignons ont appris de la conquête de ce Far West viticole, aux valeurs rurales, qui produit beau et bon


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Dans la conquête de l’Ouest, la Californie et l’Oregon, deux états acquis ensemble par les États-Unis au milieu du XIXe siècle, ont participé au mythe national américain. Dans la conquête du vin en Amérique, les deux vastes contrées côtières du Pacifique ont vu à la même époque des pionniers planter les premières vignes. Un siècle plus tard, à l’heure de leur véritable développement, elles ont suivi des routes singulières, que des Français ont souvent croisées. Dès les années 1960, c’est un Bourguignon qui y fait figure de pionnier. Jean-Claude Boisset et aujourd’hui son fils Jean-Charles sont devenus des acteurs majeurs en Napa et en Sonoma. Ensuite, le vignoble californien a surtout attiré des Bordelais, tel Philippe de Rothschild à Opus One ou les Cathiard au domaine de Rutherford. François Pinault y a aussi fait une incursion en rachetant il y a dix ans Eisele Vineyard, dans la Napa. Plus récemment, le propriétaire du château Latour et du Clos de Tart est devenu celui de Beaux Frères en Oregon, domaine qui faisait partie de la corbeille lors du mariage d’Artémis Domaines avec Maisons et Domaines Henriot. Entre le bucolique état rural souvent dépeint comme la Bourgogne du vin américain et le vignoble bourguignon, le cousinage est étroit. Ils ont en commun les cépages, le pinot noir surtout, et une taille modeste. Avec 18 000 hectares, l’Oregon représente 1 % des vins produits aux États-Unis, un lilliputien face à l’ogre californien (85 %). Le voisin de la côte Ouest, Washington State, pèse trois fois plus et même l’État de New York, à l’autre bout du pays, le double. « Pourtant, nos vins et spécialement ceux de la Willamette Valley sont au cœur de beaucoup de conversations à l’heure actuelle », affirme la Beaunoise Caroline Bergström qui s’y est installée il y a vingt-cinq ans pour mener avec son mari un domaine très coté aujourd’hui.

Des vignerons formés en Bourgogne
L’intérêt pour l’Oregon a d’abord été affaire de curiosité, puis d’engouement au point que l’offre de vins ne suffit plus à satisfaire la demande. Une situation qui le rapproche encore, à sa mesure, de la Bourgogne. À proximité de la capitale Portland, dans les locaux de l’Oregon Wine Board, de grandes cartes de la côte de Nuits et de la côte de Beaune confirment l’inspiration. On y vante une « communauté d’artisans producteurs dédiés à la qualité » dont la moitié du millier de vignerons actuels serait passée par la Bourgogne : études à Dijon ou à Beaune, stage pour l’apprentissage des meilleures pratiques ou simplement accueil dans des domaines de la région. Véronique Drouhin a entrepris le chemin inverse en 1987, dans les pas de son père Robert et son diplôme d’œnologie en poche. C’était encore le temps des défricheurs, même si quelques excentriques avaient relancé la viticulture dès les années 1960. L’appellation Willamette Valley vient tout juste d’être établie, une soixantaine de domaines seulement sont en activité et Véronique va réaliser le premier millésime (1988) des Drouhin en Oregon. De fait, le premier d’inspiration française. « Il fallait y croire à l’époque, les Bourguignons sont arrivés beaucoup plus tard », se remémore-t-elle avec la fierté légitime des précurseurs. Trente-six ans plus tard, elle fait toujours trois séjours par an en Oregon et prépare la suite : « Mes enfants sont venus plusieurs fois, mais la prochaine génération ne semble pas encore séduite. Nous resterons propriétaires et nous rechercherons quelqu’un d’ici cinq ans, Français ou Américain, qui comprend notre philosophie et notre style de vins ». David Millman dirige au quotidien les opérations des différentes entités Drouhin, qui n’ont cessé de croître et dépassent largement le million de bouteilles produites à l’année. Son regard d’Américain sur ces Français est intéressant : « C’est vrai qu’il y a ici des similitudes avec la Bourgogne, que le pinot noir y a toute sa place, mais les sols et le climat sont en fait très différents. La famille Drouhin a surtout aimé la communauté des vignerons de l’Oregon, faite de domaines à taille humaine avec une forte identité et un esprit collaboratif, une communauté à laquelle elle a voulu appartenir ». Lui aussi a adopté cette région en quittant au début des années 2000 Los Angeles et l’industrie musicale, sa première vie. C’est le producteur Jay Boberg, fondateur du label IRS puis patron de MCA Records, grand amateur de vin, qui l’y a poussé. Ce dernier se trouve être un ami de trente ans de Jean-Nicolas Méo, depuis une rencontre fortuite à l’université de Pennsylvanie. « J’y étudiais et Jay passait par Philadelphie pour un concert », raconte le propriétaire du domaine Méo-Camuzet à Vosne-Romanée. « Il était déjà intéressé par le vin, mais c’est bien plus tard que nous avons concrétisé le projet Nicolas-Jay. »

Un modèle de vente directe
En 2011, les deux hommes se décident à explorer la Willamette Valley avec l’intention de sourcer l’achat de raisins sur les meilleures propriétés. En goûtant un jour les vins de Bishop Creek, ils craquent et rachètent le vignoble. Ils s’agrandissent en 2019 dans les Dundee Hills, le secteur le plus prisé, pour planter et bâtir des installations techniques. Une coquette maison de bois, ancienne étable au creux d’un vallon transformée avec goût en salle de dégustation, accueille les visiteurs. « L’œnotourisme, accompagné d’un wine club, c’est la clé ici aussi », assure Jean-Nicolas Méo. « On doit prendre de la Californie pour la qualité des infrastructures, mais proposer une expérience différente, qui peut ressembler là-bas à Las Vegas. Le journal USA Today a classé l’été dernier notre tasting room dans le Top 10 national pour son côté intimiste. » La visite (sur réservation) est souvent le préalable à l’adhésion au wine club. Un modèle de vente directe recherché pour contourner le coûteux système de distribution américain. Depuis son ouverture en 2021, celui du domaine Nicolas-Jay, baptisé The Confrérie, a recruté plus de 600 membres avec deux propositions : Premier cru à 1 000 dollars et Grand cru à 2 000 dollars pour une ou deux caisses de vins par an. L’objectif est fixé à 1 500 adhérents, le niveau moyen en Oregon, quand la Californie dépasse souvent les 3 000. « Aujourd’hui, le DTC ou direct to consumers représente 40 % de nos volumes. Autant que la restauration et un réseau sélectif de cavistes. Les 20 % restants vont à l’export », précise Jean-Nicolas Méo. Au domaine Beaux Frères, le même sens de l’accueil et du commerce cohabite avec une rusticité plus affirmée encore. Créé en 1986 dans les Chehalem Mountains par le critique Robert Parker et son beau-frère Michael G. Etzel, et désormais propriété de François Pinault, l’endroit est resté dans son jus. Son ambiance de ranch décontracté a participé, autant que le pedigree de ses fondateurs, à la réputation de ses vins qui figurent parmi les plus recherchés et les plus onéreux (entre 100 et 200 dollars la bouteille). « Nos cinq mille visiteurs ont souvent goûté pour la première fois nos vins dans de grands restaurants, ils sont surpris quand ils découvrent le lieu. Et ceux qui reviennent nous disent que rien n’a changé depuis dix ans. Dans dix ans, cela n’aura pas changé davantage », sourit Jillian Bradshaw, la responsable des ventes et du marketing. Artémis Domaines ne devrait pas toucher à un ADN qui a fait le succès de Beaux Frères : « La même approche sera poursuivie ici, pas de tapis rouge mais de l’authenticité ». Le travail y est bien fait, en bio et biodynamie, avec pépinière, greffage à demeure et sélection massale pour les dernières plantations de 6,5 hectares.

Pas tout à fait la Bourgogne
Cette combinaison de respect des meilleures pratiques culturales, de modestie dans la définition des vins, de solidarité communautaire et d’accueil bienveillant fait la singularité séduisante de l’Oregon dans le paysage américain. « Notre éducation bourguignonne a souvent guidé notre approche de la viticulture et du travail en cave, mais notre but est de façonner des vins qui représentent bien notre région », précise Caroline Bergström, à la tête de 28 hectares avec son mari Josh, qu’elle a rencontré à Beaune en 1998 alors que celui-ci était venu y étudier. « Nous nous sommes installés dans la Willamette Valley dès l’année suivante », se souvient-elle. « Nous représentons la troisième vague de vignerons et nous avons été conseillés au fil des années par nos voisins. Cet esprit de collaboration est très typique de l’Oregon. » Bergström Wines occupe une place enviée aujourd’hui, en pointe sur la viticulture biodynamique et régénérative, avec une affinité pour le chardonnay : « Josh prêche depuis des années qu’il est aussi important que le pinot noir. Notre nom est peut-être plus connu pour nos chardonnays, qui ne représentent que 20 % de la production ». Aventure individuelle ou projet d’envergure, ce constat est de plus en plus partagé. « Nous sommes persuadés qu’il y a beaucoup de développements possibles au-delà du pinot noir », assure Thibault Gagey, le directeur général de Louis Jadot, à l’origine en 2013 de la première incursion hors de son territoire de la grande maison beaunoise. « Quand nous avons visité Résonance Vineyard avec Jacques Lardière à l’époque, un endroit unique avec huit hectares de vignes en franc de pied, nous avons senti tout de suite ce sens du lieu très important en Bourgogne. » Agrandie depuis avec le bien nommé vignoble Jolis Monts, la propriété est restée splendide : des vignes en amphithéâtre, une colline boisée et au sommet, une grange chic pour l’accueil des visiteurs. Guillaume Large en assure la direction sur place. Originaire du Mâconnais, il en retrouve les paysages vallonnés. « Cela fait partie des similitudes avec la Bourgogne, mais les différences dominent », précise-t-il. « Les sols sont plus jeunes ici, la saison sèche commence dès le mois de mai. Il y a peu de pression des maladies, de l’oïdium seulement. Enfin, nous n’avons pas les mêmes densités et les mêmes surfaces foliaires. »

Le chardonnay réinventé
Avec des acquisitions en Dundee Hills et Eola-Amity Hills, la maison Jadot a étendu son emprise sur 56 hectares dont 28 % de chardonnay, cultivés en bio, avec un potentiel supplémentaire de 40 hectares. Ce qui n’empêche pas l’achat de raisins et l’expérimentation à petite échelle : une parcelle d’un demi-hectare a été plantée en franc de pied et haute densité. « C’est un projet que nous avons lancé en 2020 dans l’idée d’en faire une sorte de clos », explique le directeur. « Nous voulons être sûrs de ce que la vigne va donner, mais l’objectif serait de réaliser une cuvée haut de gamme. » Encore neuf sur la carte de l’Oregon, le domaine est entré à la neuvième place du Top 100 des vins de l’année du Wine Spectator avec son pinot noir Résonance 2021. Son prix, 40 dollars, est très abordable même si les autres références restent dans la moyenne locale élevée. « En dix ans, le vignoble a gagné en notoriété et réputation », insiste Thibault Gagey. « Et les Américains sont prêts à payer pour des bons vins. » La production de l’Oregon bénéficie aussi de la mutation du marché américain. Après quarante ans de croissance, celui-ci devient mature et suit une trajectoire bien connue : les volumes baissent (-5 % en 2023 selon la WSWA, l’union des grossistes) sauf sur le haut de gamme, à partir de la tranche supérieure à 15 dollars la bouteille. Une sorte de « moins mais mieux » à la sauce US, couplé à la recherche de vins plus fins et plus légers. Ce darwinisme vinicole favorise l’Oregon, dans le cœur des nouvelles tendances et dans la cible très haute des prix (entre 50 et 100 dollars). D’autant que la désaffection des consommateurs porte sur les rouges, mais pas le pinot noir, et que les blancs se maintiennent avec un retour en force du chardonnay. « L’Oregon réinvente le chardonnay américain, plus minéral et plus racé que le californien. D’ailleurs entre les deux vignobles, c’est un peu le yin et le yang : le terroir contre les marques, la ruralité contre les grands espaces », relève Jean-Baptiste Rivail qui dirige Ponzi Vineyards, racheté par Bollinger en 2021. La maison d’Aÿ apporte tout son savoir-faire à un domaine iconique devenu trop statutaire, avec le besoin de reprendre sa distribution. Elle compte pour cela sur ce connaisseur expérimenté des États-Unis qui y a développé les ventes du cognac Hennessy pendant quatre ans avant de prendre la direction de Newton, propriété en Napa de LVMH détruite par les grands incendies de 2020. « L’amateur s’est rendu compte il y a cinq ans seulement de la qualité exceptionnelle des vins d’Oregon, qui ont un très bel avenir », assure Jean-Baptiste Rivail. Ponzi Vineyards a acquis une cinquantaine d’hectares à planter dans la proximité du Pacifique, en se donnant le temps propre à la méthode Bollinger.
Avec la hauteur que lui confère le statut de figure historique dans sa région de cœur, Véronique Drouhin vient d’accueillir dans les Dundee Hills les douze familles de Primum Familiae Vini, le club cofondé par son père qui réunit les propriétaires de domaines familiaux parmi les plus prestigieux au monde. Une forme de reconnaissance doublée d’une grande confiance dans le futur de l’Oregon : « Ce vignoble restera tel qu’il est, de taille modeste et sur un positionnement haut de gamme. Tout le monde ici ne cherche qu’à faire beau et bon. »

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