Jean-Pierre Cointreau, éloge de la raison

Liqueurs, champagne, cognac, Jean-Pierre Cointreau a un pied sur tous les terrains de la filière des vins et des spiritueux français. C’est aussi le patron d’Iconic Nectars, sa société familiale qu’il a hissé au plus haut niveau à force de travail et de pragmatisme


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La pondération lui va bien. Patron de Iconic Nectars, un groupe familial présent sur trois univers, Jean-Pierre Cointreau ne se départit jamais de son calme et semble poser toutes ses réponses et ses décisions au trébuchet d’une longue réflexion préalable. Il l’annonce d’ailleurs sans ambages : « L’un des leitmotivs de notre groupe familial en matière de gestion est de répartir les risques. C’est mon principal objectif et c’est pour cette raison que notre portefeuille de marques s’est constitué, en plus du cognac d’origine, de liqueurs et de la maison Gosset en Champagne ». Mais la méthode lui réussit.
Sagement, il a hissé le cognac Frapin et le champagne Gosset au rang de pépites recherchées et a su faire preuve d’une certaine prescience en reprenant des liqueurs à l’époque un rien oubliées, mais aujourd’hui au cœur des recettes des mixologues. « Avec mes parents et frères et sœurs, nous avons construit à partir de 1984 une activité autonome en Charente, où sont nos racines maternelles. Avec les cognacs Frapin, nous sommes propriétaires de 240 hectares de vignes. Avec mon frère, on s’est dit qu’il fallait diversifier nos activités, d’abord avec la reprise de la société Pagès au Puy-en-Velay qui fabriquait la verveine du Velay ».
Ensuite, reprise de Salers, « un produit fabuleux » et de Vedrenne, fameux pour son cassis mais produisant aujourd’hui de nombreuses autres liqueurs de fruits. Jean-Pierre Cointreau et sa famille n’ont cessé d’explorer cette France des savoir-faire authentiques et ancestraux. « Reprendre des marques ne fonctionne pas à tous les coups. Il faut retrouver leur culture d’origine pour réussir à les développer, notamment à l’export. Nous avons bien réussi avec Vedrenne parce que le phénomène des cocktails, qui a toujours existé aux États-Unis, s’est répandu progressivement dans le monde. Aujourd’hui, on dépasse les quarante parfums dans la gamme, ce qui permet de s’adapter au zapping entre les produits de la part des consommateurs. Ce que l’on observe, c’est que depuis vingt ans, le mixologue a progressivement remplacé le barman. Ce dernier était derrière son comptoir à servir un whisky pur malt ou un cognac en digestif. Aujourd’hui, le mixologue invente quasiment tous les jours de nouvelles créations. C’est ce qui a fait la popularité de certains de nos produits tout en créant des risques importants liés notamment à ce zapping permanent. C’est bien plus difficile qu’autrefois de fidéliser un consommateur. »

Des spiritueux en effervescence
Pour faire renaître cette excellence, Cointreau a souvent mis en compétition ses liqueurs dans des concours internationaux, où peut se démontrer une supériorité qualitative, et a surtout obtenu le label Entreprise du patrimoine vivant (qui concerne aussi le cognac et le champagne). « C’est intéressant pour nous d’arriver devant un importateur et de lui annoncer que l’État français nous a attribué un label qui atteste de ce savoir-faire d’excellence. Il y a eu, au total, plus de 3 000 entreprises labellisées, mais seules un peu moins de la moitié ont obtenu le renouvellement de ce label. Non seulement il faut convaincre, mais il faut le faire dans la durée, pour chacun de nos métiers. »
Cette exigence l’a conduit à rechercher l’âme et les racines de ses produits. « C’est important que les gens qui travaillent ici sachent d’où vient l’excellence de nos marques. Je me suis beaucoup penché sur l’histoire de chacune de nos sociétés de manière à établir un arbre généalogique des dirigeants qui en ont eu la responsabilité. C’est essentiel de connaître la vision du fondateur, celle qu’il a transmise et comment celle-ci a évolué. En ce qui concerne le goût, nous travaillons avec deux équipes R&D, l’une à Nuits-Saint-Georges, l’autre à Turenne, en Corrèze, au sein de nos principaux pôles de fabrication. C’est une bonne manière savoir ce qui se passe sur le marché et de montrer qu’on a une capacité d’évolution importante. Par exemple, nous avons beaucoup travaillé sur la tendance no-low dont tout le monde parle. » Même les spiritueux ancestraux évoluent. « D’abord, pour des questions réglementaires. Quand on exporte un produit vers le Japon, la Chine, les États-Unis ou l’Europe, les règles ne sont pas les mêmes. Au XXIe siècle, les produits sont moins sucrés qu’ils ne l’étaient au début du XXe. Modifier cette quantité de sucre ne se résume pas simplement à enlever un peu de sucre, c’est aussi rétablir un équilibre gustatif. »
Ces transformations sont essentielles dans un univers en pleine ébullition. Jean-Pierre Cointreau s’y est beaucoup impliqué et assume aujourd’hui la présidence de la fédération française des spiritueux (FFS). Le sage Cointreau s’enflamme en évoquant « l’engouement pour la création de nouvelles distilleries, de nouvelles sociétés de fabrication de liqueur ou d’autres types de spiritueux depuis la pandémie. Le phénomène des distilleries de whisky, par exemple, est phénoménal. À tel point que la fédération a émis l’idée d’accompagner ces nouveaux entrants dans le métier lors des cinq premières années qui suivent la création de l’entreprise, afin de les aider à connaître la règlementation. Depuis trois ans, il n’y a pas eu un seul conseil d’administration de la FFS sans cooptation de nouveaux adhérents, ce qui est assez extraordinaire. Beaucoup de gens ont fait de leur passion un métier. L’idée est de faire en sorte que ces nouvelles entreprises perdurent, y compris dans la conjoncture actuelle difficile ».

Un pied en Champagne
L’une des grandes dates du groupe demeure l’année 1993, lorsque la famille a fait l’acquisition de la maison Gosset. « Être présent en Champagne est quelque chose auquel nous songions depuis longtemps. Le champagne est un produit diffusé mondialement, comme les spiritueux. Nous voulions nous développer encore plus vers le haut de gamme et il y a eu une continuité naturelle vers cet objectif avec Gosset, qui était positionné sur ce segment. On nous a présenté le dossier et j’en ai discuté avec ma sœur Béatrice. C’était la crise des années 1990, donc c’était un risque. Béatrice s’est occupée tout de suite de développer le marketing et la partie commerciale, en relation étroite avec Jean-Pierre Mareigner (disparu en 2016, ndlr), le chef de cave de la maison à l’époque. C’est lui qui a organisé la continuité avec Odilon de Varine, l’actuel chef de cave. »
L’une des plus anciennes maisons familiales, avec une identité forte et un style assumé, Gosset était détenue par la même famille depuis sa création en 1584. Des circonstances privées inopinées et les conséquences de la crise ont amené les héritiers Gosset à céder leur maison à une famille aux racines également profondes. Dès la reprise et jusqu’à aujourd’hui, trente ans plus tard, le bilan est spectaculairement positif. « Quand on reprend une entreprise, on se fixe des objectifs et on essaye de s’y tenir. Sur ce point, je crois que la situation de Gosset a dépassé nos espérances. L’accueil de mes confrères en Champagne a été le plus beau que j’ai eu dans ce milieu. Nous travaillons dans cinq régions en France. En Champagne, même si nous sommes tous concurrents, il y a une convivialité et une confraternité qui n’existent pas ailleurs. Pour la plupart, les gens dialoguent entre eux et ont l’amour du champagne avant de penser à leurs marques. La Champagne est un monde de gens raisonnables, habitués à un luxe qui n’est pas ostentatoire. »

« La cave commande »
Cet accueil correspond aussi au respect scrupuleux de l’ADN des marques et de leur écosystème, un processus bien compris chez les Cointreau. « L’une des règles chez Gosset, c’est de dire que c’est la cave qui commande. Et la cave, ça veut dire les approvisionnements, les cépages, la méthode d’élaboration et les dates de sortie. C’est fondamental. Par exemple, il y a eu chez nous une évolution vers plus de chardonnay dans les assemblages pour répondre à une certaine demande des consommateurs pour ce type de vins. Cela s’est fait naturellement, au fur et à mesure des années. Il faut être attentif aux consommateurs et aux approches que l’on cherche à avoir quant aux cuvées. On me reproche parfois d’avoir trop élargi la gamme. Sur le plan commercial, je l’accepte, mais nous sommes des artisans et ce que nous avons dans la cave doit dicter la création. »
Alors qu’il dispose d’un important domaine familial à Cognac, Jean-Pierre Cointreau assume clairement le fait que Gosset ne possède que très peu de vignes. « La maison possède un demi-hectare de vignes. Gosset travaille avec le vignoble champenois dans son ensemble depuis les années 1950. Aujourd’hui, nous collaborons avec environ 160 familles de vignerons. En 1952, André Gosset, le grand-père d’Antoine, a séparé Gosset en deux sociétés, l’une viticole, l’autre de négoce. Certains membres de la famille Gosset nous livrent d’ailleurs des moûts ou des raisins. Ce partenariat entre la vigne et le négoce fonctionne ainsi depuis des années. Pourquoi changer ? Au regard du prix de l’hectare en Champagne, où est la motivation économique pour investir dans le foncier ? Je suis ravi de cet équilibre. En outre, quand on discute avec les vignerons, on apprend beaucoup de choses sur l’évolution de la Champagne, sur les enjeux en matière de RSE, de nouvelles pratiques environnementales, etc. Les vignerons sont des gens qui réfléchissent au quotidien à leur travail. Et ils nous donnent un avis objectif sur la façon dont ils veulent que le vignoble soit géré. »
Tout comme cette relation avec le vignoble, le dialogue avec la cave, incarnée par le talentueux Odilon de Varine et aujourd’hui Gabrielle Malagu, paraît essentiel pour Jean-Pierre Cointreau. « Il y a un échange permanent entre Odilon et moi-même. Après, ce n’est pas un hasard si nous avons recruté Gabrielle Malagu. Elle apporte une autre manière de déguster. Elle n’est pas de la même génération et elle nous permet d’avoir une autre expérience des vins, ce qui permet d’avoir plus de diversité dans nos jugements. Clairement, chez nous, ce n’est jamais un ordinateur qui élabore les cuvées. Pour bien le connaître, Odilon a constamment des idées très claires sur ce qu’il veut. C’est une force dont la maison bénéficie. Et c’est aussi quelqu’un avec qui c’est très agréable de parler et qui ne s’interdit pas d’évoluer. Par exemple, aujourd’hui, il y a un peu plus de chardonnay dans nos assemblages, mais aussi plus de bois que par le passé. La maison change sans perdre cette identité. » En Champagne, Gosset réussit très bien sans posséder de vignes. À Cognac, en revanche, la force de Frapin, c’est son vignoble. « L’art de l’assemblage champenois implique de chercher dans des crus différents le goût particulier et diversifié des cépages. En Charente, c’est différent. Nous avons la chance d’être propriétaire d’un vignoble acquis par les différentes générations de la famille et situé dans les meilleurs secteurs, notamment en Grande Champagne. L’autre force, c’est de pouvoir bénéficier de stocks et d’une vraie continuité dans la mesure où seulement trois maîtres de chai se sont succédé à la tête de la maison depuis la Deuxième Guerre mondiale ».

L’innovation à Cognac
Frapin est la seule marque de cognac de notoriété internationale s’appuyant uniquement sur son propre vignoble, et cette particularité remonte à loin. « À la fin du XXe siècle, Pierre Frapin, le grand homme de la maison et mon arrière-grand-père, a vécu la crise du phylloxéra. Quand il s’est rendu compte que le vignoble dépérissait, il a pris deux mesures. La première a été de replanter, avec deux autres Charentais, des millions de pieds de vignes pour trouver une solution contre le phylloxéra. La deuxième a été de créer une vraie maison de négoce alors qu’il était viticulteur et distillateur. Dès 1993, nous avons mis en place des pratiques d’agriculture raisonnée pour mieux intervenir au vignoble et utiliser moins d’intrants. S’adapter aux évolutions climatiques est un travail de tous les jours que nous avons commencé il y a trente ans. Les gens à Cognac sont passionnés par ce qu’ils font. L’idée c’est aussi de communiquer sur ce savoir-faire. »

Assurer la transmission
L’autre des spécificités les plus intéressantes de Frapin est de faire vieillir ses eaux-de-vie dans des chais aux conditions d’hygrométrie opposées, soit humides, soit sèches. L’effet sur l’évaporation (la part des anges) et la maturation des eaux-de-vie est évidemment différent : « Patrice Piveteau, l’actuel maître de chai, s’appuie en effet sur cette spécificité. Nos eaux-de-vie vont ainsi d’un endroit à l’autre dans le but d’être vieillies différemment, ce qui permet d’obtenir une excellente diversité ».
Rare représentant d’un groupe familial présent sur l’ensemble de la filière des vins et des spiritueux, Jean-Pierre Cointreau regarde assez sereinement l’avenir d’une filière en quête d’équilibre. « Mandela disait “Je ne perds jamais. Soit, je gagne, soit j’apprends”. Certains secteurs de la filière vont être obligés de se remettre en question en raison du contexte lié à de nouvelles conditions climatiques et d’une réglementation encore lourde même si elle se simplifie. Moi, je suis toujours resté optimiste parce que j’ai commencé mon activité en rencontrant de nombreuses difficultés. Je termine ma carrière en ayant donné une situation à mon entreprise. »
Il n’oublie pas non plus l’un des problèmes récurrents de cet univers de PME, la transmission. « Aujourd’hui, nous sommes trois associés, mes deux sœurs, Anne et Valentine, et moi. Amaury, mon neveu et Julien, mon fils, sont tous les deux vice-présidents du groupe et sont en train de progressivement prendre la suite. Il faut savoir préparer la transmission. Beaucoup de sociétés négligent ce point. Le problème en France est aussi celui de la fiscalité. C’est compliqué d’organiser une succession familiale. »
Mais faisable, si l’on sait se montrer raisonnable : « Si je disais aujourd’hui que je veux devenir aussi important qu’un groupe comme LVMH, personne ne me croirait. En revanche, si l’ambition est de continuer à développer progressivement un groupe de marques familiales de vins et spiritueux qui ont un objectif qualitatif, les gens nous suivront ».

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